La capitale est devenue le Super Grand Paris, des robots livrent de la viande de synthèse, et tout est connecté, des enseignes des bars au pis des vaches. L’innovation et la vitesse sont les maîtres mots, et les puits de carbone les sauveurs. Mais la société n’a jamais été aussi inégalitaire. La preuve à Paris, Roscoff et Saint-Gervais Mont-Blanc.
Toute en LED roses, l’enseigne de Chez Momo, enchâssée dans un déluge de plantes vertes, clignote avec de légères variations. Il est 11h, et Claude nous attend en terrasse, un café à la main. “Ça clignote plus vite depuis que vous êtes arrivés! Normal, c’est la première fois que je parle à des journalistes”, s’amuse la jeune femme, la trentaine triomphante. À Paris, ces nouvelles enseignes connectées qui retranscrivent les battements du cœur des clients se répandent comme une traînée de poudre. “C’est là que je viens tous les matins, avant de filer au bureau en trottinette. Le week-end, je peux traîner. Et j’ai bien besoin d’un remontant après la fête d’hier soir.” Deux cafés et des palabres plus tard, nous nous dirigeons chez Claude. Dans ce quartier du 18e arrondissement, comme dans tout le centre-ville, il suffit d’emprunter le trottoir roulant, 8 km/heure au compteur, pour arriver à bon port. Encore faut-il éviter les robots livreurs Speedos qui slaloment entre les passants, objet d’un conflit persistant entre les adeptes des hautes technologies et les avocats de la mobilité douce, et enjeu des municipales. Devant la façade végétalisée de l’immeuble de Claude, un faux arbre purifie l’air, tandis qu’un écran relève les paramètres bioclimatiques. Vent: 20 km/h, humidité: 13%, température: 27 degrés, risque de canicule: maîtrisé, âge de la reine d’Angleterre: 124 ans. Dans la cour, tomates et fruits exotiques poussent sous une grande serre alimentée grâce à la chaleur récupérée dans les flux urbains. Du haut du 9e étage de cette tour flambant neuve, la vue court au-delà de Saint-Denis – depuis 2032, en réponse à l’étalement urbain, le Super Grand Paris a doublé la surface de la capitale. Dans la cuisine, où la fraîcheur règne grâce à la climatisation, Claude jette un coup d’œil à l’écran du réfrigérateur. Le voilà qui s’anime avec une série de chiffres et de couleurs. Tout passe au rouge. “Tout est périmé! Mais de toute façon, je déteste cuisiner. J’ai le dernier Thermomax, qui est capable d’assortir mes plats à ma manucure, mais je ne m’en sers jamais. On commande? J’ai goûté une nouvelle viande de synthèse pas mal du tout.” En effet, le déjeuner arrivé, on constate que le goût ressemble à s’y méprendre à du bœuf, accompagné de vraies frites cependant. “Pour ce week-end de trois jours, je pars tout à l’heure pour le festival Reykjavik on the rocks, il paraît que ça vaut vraiment le coup!” Ingénieure spécialisée en puits de carbone, la jeune femme fait partie d’une génération qui a rapidement fait fortune. Elle a fait sienne la devise “Compensez, c’est gagné”. Depuis 2015, les distances parcourues en avion ont augmenté de 92%. Mais dans le domaine de la mobilité comme ailleurs, seule la minorité la plus riche en a profité.
À Roscoff, dans le Finistère, Ada, Michal et leurs deux adolescents, Yurgo et Malala, habitent dans le lotissement Les Fleurs coupées. Où que se porte le regard, on retrouve les mêmes petites maisons en béton, comme sur le tapis de jeu de construction d’un enfant. Et en direction de l’ouest apparaissent la mer et des ventilateurs géants qui captent le carbone de l’air. À l’intérieur de la maison, tout converge vers un écran central. Les deux adolescents, casque autour de la tête, sont actuellement en voyage virtuel dans le Sahara. “Ils ont déjà fait le tour du monde à partir de notre salon”, s’amusent de concert les parents. À mesure que le soleil monte, les baies vitrées foncent automatiquement, tandis que la ventilation s’accélère. À midi, l’écran indique que le livreur autonome est devant le portail. Dans ses caisses s’amoncellent les dizaines de plats préparés de la commande automatique de la famille: asperges en tube, steaks végétaux et lasagnes instantanées – de quoi tenir toute une semaine. “Nous sommes les oubliés de la société, s’insurge Ada. En ville, il n’y a plus le moindre commerce. Nous n’avons plus de transports publics non plus. Il nous reste les bus et les cars, qui sont d’une lenteur abominable. Et je suis obligée d’avoir trois mini jobs, tout ça pour avoir un salaire de misère!” De fait, jamais la société n’a été aussi inégalitaire: des grandes villes aux campagnes, des ultra riches aux plus démunis, l’écart ne cesse de se creuser. Michal nous accompagne en voiture dans l’exploitation agricole où il travaille, à quelques kilomètres à l’intérieur des terres. “Notre farm manager a mis en place les meilleurs outils numériques pour gérer les parcelles et optimiser le rendement. Tous nos engins sont téléguidés, et grâce à notre armée de drones qui survole les champs, nous recueillons toutes les données dont nous avons besoin.” À perte de vue s’étendent des champs d’oignon et de soja, issus de la dernière génération d’OGM. À gauche, l’étable accueille 300 vaches, avec les dernières technologies, dont la traite connectée, qui détecte le taux de stress de la bête dans son lait. Les stars du troupeau, Bibiche et Tarzan, ont droit à leur box à part: grâce aux millions de vues de leurs chorégraphies sur TikTok, leur lait “It milk” se vend à prix d’or et est expédié aux quatre coins de l’Europe, en bidon jetable autoréfrigéré. Un succès qui ne ruisselle pourtant pas sur les salariés. “On traite mieux les vaches que nous”, résume Michal. Au mur, le portrait du duo de stars semble lui donner raison.
Grâce aux millions de vues de leurs chorégraphies sur TikTok, le lait des vaches “It milk” se vend à prix d’or aux quatre coins de l’Europe, en bidon jetable autoréfrigéré.
À Saint-Gervais Mont-Blanc, le paysage scintille sous un soleil de plomb, barré des masses sombres des sapins. Le long de la route, il faut s’enfoncer dans la forêt pour tomber sur un petit chalet. C’est là que nous retrouvons Joseph et Louise, 75 et 78 ans, fraîchement retraités, et leur petite bande d’amis. Tous sont arrivés la veille de Montbrison. “Avec la nouvelle limitation à 200 kilomètres heure, en deux heures de route, c’était plié”, explique la volubile maîtresse des lieux devant sa voiture. “J’ai la nouvelle Sola autonomous, une bombe. Joseph fait immanquablement la sieste, pendant que je regarde des films. Pas même besoin de jeter un coup d’œil à la route!” Sa montre indique que la température avoisine les 28 degrés en haut des pistes, avec une épaisseur de neige d’1,50 mètre. Louise pianote rapidement et annonce: “J’ai commandé le déjeuner pour huit au bar. Leur saumon à la mangue est à se damner. Allez, on se dépêche.” Après d’interminables préparatifs, la colonne se dirige bruyamment vers les téléphériques. Les cabines filent à toute allure, offrant à peine le temps de profiter de la vue plongeante sur la vallée: au nord, une forêt d’éoliennes, à l’est, un champ de panneaux photovoltaïques. “Quand même, j’aimais mieux les sapins”, regrette Joseph. Arrivés au sommet, tous chaussent leurs raquettes, livrées en scooter des neiges depuis le chalet par Fastski. Mais rapidement la bande, vêtue de shorts et chemisettes, s’essouffle, encombrée par l’embonpoint des messieurs – depuis les années 2020, l’IMC de la population a continué de croître, sous l’effet conjugué d’une alimentation trop riche et du manque de mobilité. Le bar est en vue, heureusement. Tous s’installent dans des transats. À table, Louise, à nouveau vissée à sa montre, s’enthousiasme: “On a parcouru 2 kilomètres, soit –2 points sur mon taux de glucose. Ce qui fait aussi reculer mon risque de cancer de 0,003%. Et grâce à ce déjeuner ultra sain, le prix de ma mutuelle vient de chuter de deux points.” De quoi relancer un vif débat dans le petit cercle d’amis. “Heureusement! Avec les hausses d’impôts pour financer leurs puits de carbone… On peut dire que c’est un puits sans fond!” lance Théodora, dont le tee-shirt fleuri à bretelles dévoile des bras entièrement tatoués. À côté, Loïc, son compagnon, ronfle bruyamment, bouche entrouverte. Le reste du groupe, luisant au soleil, ne tarde pas à sombrer dans le sommeil. Mais dès 17h30, il faut évacuer les pistes et retourner au chalet. C’est l’heure à laquelle les canons à neige commencent à cracher leur soupe artificielle, et ce, jusqu’au petit matin – depuis 2035, il n’y tombe plus le moindre flocon naturel. De retour au chalet, tous trinquent au vin chaud sans alcool, tandis que dehors, les canons continuent de ronronner.