En 2050, les technologies vertes sont vénérées. Les Français passent leur temps une appli rivée au bout des doigts, rencontrent des e-âmes sœurs sur Virtic et reconstruisent des villes aux allures de nature dans “un nouvel esprit haussmannien”. Mais ce monde vert est-il si rose? De Lion-sur-Mer à Marseille, en passant par Amiens, nous avons mené l’enquête.
Au bout des grandes villas cossues à colombages ou en briques qui se succèdent le long de la digue se tient timidement la petite maison en bois brûlé de Jeanne et Georgina. Plus loin, les éoliennes tournent à plein régime: à Lion-sur-Mer, en cette journée de Pâques, il fait beau, mais le vent souffle. Jeanne, 44 ans, vocifère devant sa voiture, qui n’est pas sans rappeler un jouet pour enfants. “Je suis en ligne avec le garagiste qui la répare à distance. Un problème de circuits électriques. Ça tombe souvent en panne.” Derrière elle, Georgina affiche un sourire placide, avant de proposer un tour du propriétaire. La maison a été construite dans les années 2040 à partir d’une technique ancestrale japonaise qui consiste à brûler le bois en surface, et est exemplaire en matière de stockage de carbone. “Un bon point pour les impôts, et c’est toujours ça qu’on n’aura pas à compenser avec les puits de carbone technologiques”, souffle Georgina. Et comme 45% des maisons individuelles, elle est équipée du solaire thermique. “J’aime les douches brûlantes. Tous les matins, je fais une salutation au soleil et aux panneaux solaires!” Après avoir parlé de politique, de tarte aux quetsches et de son job à succès dans une boîte qui développe un procédé révolutionnaire de recyclage chimique des plastiques, de politique et de tarte aux quetsches, Georgina lance “Dis, Sirop”, à l’adresse de son maître de maison numérique et commande un houmous, des œufs cocotte aux champignons et leurs tartines. Immédiatement, frigo, robot mixeur, four et grille-pain s’activent de concert pour préparer le déjeuner. “Mon profil tartine? Très grillé à l’extérieur, mais moelleux au cœur du pain.” De la tartine au cycle du lave-linge, du trajet du facteur à la modélisation des vêtements, la data a crû de façon exponentielle, si bien que les data centers consomment aujourd’hui dix fois plus d’énergie qu’en 2020. “Et toutes ces données sont dans les mains d’une poignée d’entreprises, qui nous vendent comme de vulgaires paquets de céréales sur un site e-commerce”, peste Jeanne. Le déjeuner achevé, elle nous présente sa salle consacrée à l’e-sport et à l’e-tourisme, une petite pièce sans fenêtre, où trônent deux énormes fauteuils noirs et trois écrans. “Je sais désormais piloter une navette de tourisme spatial mieux que les gars d’Elon Musk. Mais c’est aussi ici qu’on enchaîne les vieux films. Hier, on a regardé Mourir peut attendre, pas mal, j’aime bien Léa Seydoux jeune.” Ce soir, le couple a prévu une visite virtuelle du mont Saint-Michel. Et peut-être cumuleront-elles assez de points pour monter au sommet de la e-tour Eiffel la semaine prochaine. Monter à la capitale, un sacré voyage.
Chemise fleurie et sandales aux pieds, Filip nous attend à Notre-Dame-de-la-Garde. “Incontournable pour quiconque visite Marseille”, s’émerveille-t-il. De la terrasse entourant la basilique, le panorama à 360 degrés s’étire depuis les bassins du port jusqu’à l’Estaque, et aux collines de Pagnol. Au nord s’étend le nouveau quartier La Cité heureuse: une série de tours construites en 2040 en lieu et place des précédents bâtiments jugés totalement obsolètes. “J’ai fait partie des architectes sélectionnés dans le cadre de l’appel d’offre de la ville. Tout le quartier a été modélisé numériquement à partir de la figure de la feuille d’arbre, déclinée dans des variations stylistiques.” Ce quartier qui comprend en grande partie des logements sociaux est équipé des dernières technologies de pointe: toitures végétalisées amovibles, chaussée et toits rafraîchissants, système anticanicule, le tout piloté par l’intelligence artificielle, en fonction des conditions météorologiques. Tout le paysage de la ville a été largement modifié, en lien avec l’objectif “Ville neutre pour le climat” déployé depuis 2030 par la municipalité: urbanisation le long des axes de transport, reconversion des friches, réhabilitation des bâtiments vacants et densification du tissu pavillonnaire à la sortie de la ville. “Mon credo? Insuffler un nouvel esprit haussmannien. Mais avec cette révolution du BTP, recruter n’a pas été une mince affaire”, explique l’architecte en bombant le torse. Un bip insistant retentit dans sa poche. C’est le signal que son adolescente de fille est rentrée à la maison, et qu’il faut la rejoindre pour le déjeuner. Arrivé dans son appartement, Filip s’installe devant sa tablette, et passe au crible son menu. Steak de soja: 185 calories, avocat: 169, salade d’oranges: 47, sucre dans le café: 20. Bingo, le nutriscore est vert. “Une bonne moyenne, j’essaie de faire attention. De toute façon, ça sonne si je dépasse les 900 calories par repas. Saviez-vous que le contenu énergétique de nos repas a diminué de 20% par rapport à nos parents? Et que nous mangeons 30% de viande en moins?” Effectivement, sa silhouette athlétique le confirme. “Il est obsédé avec ça, il fait du rameur une heure par jour, et rentre le ventre dès qu’on le regarde”, balance Marcelle, sa fille. Ce qui provoque pour seule réponse chez l’intéressé un soupir et un haussement d’épaules. Une sirène retentit dans la rue. “Encore un feu de forêt attisé par la canicule. Un coup d’un pompier pyromane sans doute. Heureusement, grâce aux capteurs pour détecter les départs de feu, on est plus tranquilles. Enfin, quand ils ne sont pas vandalisés, les tensions sociales restent importantes.” Bientôt, le bruit s’éloigne. La voix doucereuse de Sirop demande: “Voulez-vous un café?” Les deux sucres qui l’accompagnent nous coûteront 40 calories, une folie.
Le quartier est équipé des dernières technologies de pointe: toitures végétalisées amovibles, chaussée et toits rafraîchissants, système anticanicule, le tout piloté par l’intelligence artificielle.
Après le bruit d’une cavalcade dans les escaliers, la porte verte, enchâssée dans une maison en brique, s’ouvre brutalement. Apparaît Dash, cheveux en bataille et tête poupine constellée de taches de rousseur. “Bienvenue à Amiens”, lance le jeune homme de 22 ans. À l’étage, ses trois colocataires, encore peu réveillées, font la causette, comparant les mérites de l’avion et du TTGV, train à très grande vitesse, dont plusieurs lignes ont été inaugurées cette dernière décennie. Le verdict tombe: moins cher et moins carboné, le TTGV gagne la palme à deux contre un. “Si vous vous penchez à la fenêtre, vous pouvez voir la cathédrale, à la fois chef-d’œuvre gothique et contemporain depuis sa surélévation dans les années 2030” , explique Dash. Sur la table basse, des morceaux d’œufs en chocolat qui semblent avoir été bien entamés – on ne fête pas Pâques tous les jours. Dash fait des e-études d’histoire de l’art et prépare un mémoire sur les prémices de l’architecture gothique en Haute-Picardie, dont il détaille longuement les tenants et les aboutissants, vautré sur un canapé. 14h: l’heure d’aller travailler a sonné. “25 minutes de trajet: 5 de trottinette et 20 de bus, il y a peu d’embouteillages à cette heure-là”, annonce-t-il après un coup d’œil sur son appli Voiture-moi. Direction le mini-centre commercial Grand B, à l’est de la ville. Dès l’entrée, de grands écrans publicitaires vantent Virtic, un nouveau site de rencontres avec un catalogue de milliers de personnes virtuelles. À l’intérieur, une plage de Bora Bora a été reconstituée: un petit groupe de vendeurs, fleurs sur la tête et sourire figé aux lèvres, propose aux clients des mini-barquettes de poisson cru au lait de coco, avant de les inviter à essayer des maillots de bain. Au même moment, les téléphones géolocalisés proposent de liker les meilleurs hits de ukulélé. “Le commerce expérientiel, il n’y a plus que ça pour faire déplacer les gens dans des magasins, c’est l’enfer. Le pire, c’est cette odeur de noix de coco de synthèse”, soupire Dash. Le restaurant où il travaille tous les week-ends est au fond de la galerie. N’espérez pas y voir un client, tout y est concocté pour la livraison. Cinq enseignes se partagent les cuisines, dont les plats sont dispersés en vélo cargo aux quatre coins de la ville. “Je suis le spécialiste des frites: toujours en deux bains, bien sûr. Il faut croire que c’est dans mon ADN, ma mère est belge. Entre ce job et la vente de mes crédits carbone à des ultra-riches, ça va, j’arrive à vivre à peu près correctement. Allez, c’est l’heure d’enfiler ma charlotte.” Une poignée de main et le voilà parti derrière une porte battante. Sur le mur de gauche, une affiche “La précarité n’est pas un métier”, vestige de la grève qui vient de s’achever, sans grande avancée de la part du gouvernement.