Tout se partage: la prise de décision, les vélos cargos, les appareils à raclette, et les cœurs sur les applis de rencontre. Les Français se déplacent en câblophérique, mangent un nombre incalculable de fruits et légumes et fêtent le retour des services publics de proximité. Mais qu’en disent-ils? Réponses des intéressés à Nantes, Montélimar et Meurchin.
Au centre de la Place royale de Nantes, en ce samedi de Pâques, se dresse sous le soleil la fontaine emblématique de la ville, dont on célébrera prochainement les deux siècles. Sur la tête de la fameuse statue au trident trône la couronne de fleurs en LED créée il y a dix ans par l’artiste Martin Lalumière, qui irradie la place de nuit comme de jour. Sac vert en bandoulière et cheveux roux tressés, Mary, 28 ans, descend de son vélo, qu’elle plie en quelques manipulations. “Je reviens de la salle de sport, annonce-t-elle essoufflée. Grâce à mes 30 minutes de vélo, j’ai produit de quoi alimenter dix lampes LED pendant une soirée. Et je deviens assez forte pour soulever du bois.” Force est de constater que l’expression “soulever de la fonte” est tombée en désuétude depuis que les haltères sont en bois. Le long de la rue Crébillon, des massifs tout juste fleuris se succèdent, tandis qu’un groupe d’enfants se chamaille autour de l’une des micro-fontaines. Une adolescente à la mèche rouge flamboyant s’attarde devant la cabane aux livres, entièrement en matériaux recyclés, qui croule sous les romans et mangas. Autant de structures mises en place grâce aux projets participatifs votés par les habitants du quartier. “Grâce à notre maire Carlos Boréal, nous avons été un laboratoire pour la mise en place de la ville du quart d’heure. Sur ce coup, on a doublé Paris!” s’enthousiasme la jeune fille. Le principe: relocaliser les services publics et les commerces au plus près des habitants pour que tout soit accessible en 15 minutes – un réservoir d’emploi appréciable qui contribue à la dynamisation de la croissance, et à développer la mixité des usages des bâtiments. La nuit tombée, la mairie accueille des soirées tecktonik (cette danse folklorique des années 2000 fait fureur), et les musées se transforment en cinéma. Le logement de Mary était d’ailleurs une annexe de la mairie: il est aujourd’hui un coquet studio sous les toits, inondé de plantes vertes. De ses fenêtres, on aperçoit le câblophérique, le réseau de cabines de ski reconverties, aujourd’hui suspendues à un câble qui relie les points cardinaux de la ville depuis les années 2030. Un tel succès que le système a été développé dans toutes les villes de plus de 100 000 habitants. Tout en grignotant des barres aux céréales “faites maison” insiste-t-on, Mary pianote sur son téléphone Pomme, la société française qui taille des croupières aux géants de la tech avec son téléphone 100% en matériaux issus du recyclage, réparable et évolutif. “Je dois vérifier l’horaire auquel je peux arriver dans la chambre que j’ai réservée ce soir à l’autre bout de la ville. Il faut bien fêter Pâques, non? J’y vais avec ma date rencontrée il y a quelques semaines sur Greender. On a parlé biodiversité et vieux films, on s’est tout de suite bien entendues.” La jeune femme ajuste sa tresse et ses anneaux dans le nez, avant de se précipiter dans les escaliers. “Je suis toujours en retard!”
“Mon péché mignon, c’est leur bavette avec sauce au vin rouge, mon petit plaisir du dimanche. Les bêtes sont abattues dans la ferme où elles ont grandi, sans souffrance, et sur du Schubert.” Flore, 81 ans
À Montélimar, la chaleur pèse sur la ville dès la matinée. Rendez-vous était donné avec Roxan et sa fille Médée, 4 ans, chez Troc me if you can, où les habitants de la rue Sainte-Croix échangent chaises de bébé, fers à friser et appareils à raclette. On y troque également des services: heures de baby-sitting contre cours d’anglais, coaching sportif contre coupe de cheveux. À l’intérieur, un capharnaüm digne d’un inventaire à la Prévert. “J’ai besoin d’une cocotte en fonte pour le dîner, détaille le père de famille de 35 ans. Nous accueillons une copine et sa fille tout le week-end, et je dois récupérer un pantalon qui a été réparé.” Une fois à l’extérieur, Roxan installe sa fille et la cocotte dans son vélo cargo. “Je l’ai acheté d’occasion il y a peu, il a 15 ans, mais il est toujours en pleine forme. Et j’ai pu obtenir la subvention de la ville pour l’électrique, dans le cadre du programme Vélo boulot dodo. Je peux traîner Médée partout avec.” Grâce aux aides à l’achat et aux forfaits mobilité durable, les Français ont, comme lui, massivement adopté la petite reine: depuis 2015, le nombre de kilomètres parcourus à vélo a été multiplié par 12. À trois numéros de là, le père et sa fille font un arrêt au potager: la famille doit y travailler trois heures par semaine et récupère en contrepartie des kilos de fruits et légumes de saison. Un homme d’une cinquantaine d’années y est occupé à bêcher une parcelle. “Collectif tu parles, c’est toujours les mêmes qui font le sale boulot”, grommelle-t-il. Roxan et Médée cueillent des radis, des concombres et les dernières fraises de la saison – les récoltes ne cessent de se décaler en raison du réchauffement climatique. “Quand on a des budgets serrés, c’est une vraie économie”, glisse le père. Plus loin dans la rue se dresse un petit immeuble blanc aux volets verts, surmonté de panneaux photovoltaïques, où la famille s’est installée à la naissance du petit. Dans le minuscule appartement, les retrouvailles avec les copines sont faites d’embrassades et de cris aigus mâtinés d’accent espagnol. Le duo est arrivé le matin même de Bilbao en train de nuit, qui quadrille l’Europe depuis une trentaine d’années. “J’adore l’ambiance des voyages de nuit, ouvrir les yeux le matin et se retrouver au cœur d’une autre ville, s’enthousiasme Marta. Et de toute façon, nos déplacements en avion sont taxés.” Le dîner se prépare sur fond de bavardages. Au menu: salade de radis et tomates séchées, dal de lentilles au lait de coco et carpaccio de fraises au basilic. “Le radis est mon ami, le raisin ça fait du bien, la courgette c’est chouette…”, fredonne Médée de façon obsessionnelle. Visiblement, la campagne 8 fruits et légumes par jour serinée à l’école a eu l’effet escompté.
À Meurchin, bourgade du Pas-de-Calais, Flore, 81 ans, attend sur son perron, yeux fermés et visage tourné vers le soleil. La porte de cette belle maison de maître s’ouvre sur un hall orné de mosaïque, de colonnes et de moulures. “C’est l’ancienne demeure d’un notaire, récemment rénovée et reconvertie pour accueillir une résidence pour nous les vieux, une crèche – les petits ne sont pas là aujourd’hui, car c’est le week-end –, une cantine-restaurant et la conciergerie, qui nous aide à faire nos courses. Et en plus, j’ai vue sur le maraîchage en permaculture de mon petit-fils.” Le hall débouche sur la Maison Kangourou, où un toboggan voisine des gros modules aux couleurs pétard et une table flanquée de petites chaises, dans un décor champêtre. “Tout a été récupéré d’une pièce de théâtre néo-gore”, note l’octogénaire, manifestement enchantée. Lors des travaux de rénovation de 2045, cette partie du bâtiment a été ajoutée à l’ancien, avec une série de matériaux biosourcés, chanvre, paille, lin, que n’aurait pas reniés le plus exigeant des troupeaux de vaches. Et le gouvernement non plus: le bâtiment affiche un score environnemental exemplaire. Actuellement, la consommation d’énergie finale dans l’habitat a chuté de 50% par rapport à 2015, et la loi exige d’arriver à 60% d’ici 5 ans, un seuil fixé grâce à un référendum d’initiative populaire. Comme tous les jours, à midi, Flore se dirige chez Les Copains d’abord, qui accueille les résidents et les gourmands de la ville. La terrasse plein sud et la façade de verdure sont en effet de beaux arguments. “Mon péché mignon, c’est leur bavette avec sauce au vin rouge. Je m’accorde ce petit plaisir tous les dimanches. Les bêtes sont abattues dans la ferme où elles ont grandi, sans souffrance, et sur du Schubert.” Le boucher du village, qui source les bêtes dans la région et vend également les fruits et légumes, effectue sa livraison avant chaque week-end. Pendant le déjeuner, Flore s’adonne à son activité préférée: repérer des sosies autour d’elle. Sous les traits d’une dame au brushing blanc ouvragé, elle voit Robespierre, derrière une femme dodue engoncée dans une robe rose, elle voit Angèle. “Elle a pris un coup de vieux avec ses cheveux blancs, hein? Mais mon préféré, c’est mon partenaire d’échecs, Al Pacino!” Difficile de reconnaître l’acteur dans ce petit homme voûté qui semble perdu, mais la vieille dame semble ravie de ses correspondances. À l’heure du dessert débarquent son fils et ses trois petits-enfants. Le café fini, la famille s’engouffre dans le bus, direction Le Louvre Lens, à un quart d’heure de là. Le musée a envoyé la moitié de ses collections au Louvre Abu Dhabi en vue de combler la dette publique, mais il subsiste quelques merveilles, comme une troupe de serviteurs funéraires de –500 avant J-C ou quantité de statuettes d’animaux égyptiens. “Des antiquités, comme moi! C’est pour ça que je les aime”, conclut-elle avant de se hisser dans le bus.