Scénario S1

Frugale la vie

Par Éléonore Thery Illustration : Olivier Bonhomme
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Vie en communauté, nature omniprésente, quasi-disparition de la viande des assiettes, entraide: depuis 30 ans et le tournant de la frugalité amorcé par la société civile et les collectivités locales, le quotidien a bien changé. Les Français sont en pleine forme physique, mais sont-ils heureux? Enquête dans trois foyers français, à Lyon, Lisieux, et Siorac-de-Ribérac à l’occasion d’un long week-end de Pâques.

Ce jour de Pâques, la première vague de chaleur du printemps déferle sur la France. À Lyon, c’est au sein de la forêt urbaine de la place Bellecourt que nous a donné rendez-vous Kalile, 40 ans, père au foyer, accompagné de ses deux enfants, Noam et Py. Chêne vert, micocoulier de Provence, érable champêtre, alisier blanc, frêne à fleurs, if… Plantées en 2032 lors du grand plan Ensauvageons les villes, issu d’un référendum d’initiative populaire, ces essences couvrent aujourd’hui près de 70 000 mètres carrés, et englobent l’emblématique statue de la ville, Greta Thunberg tenant son discours Comment osez-vous. Comme tous les jours, le père de famille s’est installé dans le salon d’extérieur modulable et sirote un jus de pommes frais. D’un œil, il tente de lire, sans grand succès, son magazine Potes et compost. De l’autre, il surveille ses deux bambins: avec l’habileté d’un primate, Noam grimpe sur le mur d’escalade, tandis que la petite Py cueille des baies pour son dessert préféré, la tarte aux fruits rouges. “Un jour comme aujourd’hui, c’est particulièrement agréable de se retrouver dans la forêt, où nous gagnons plusieurs degrés de fraîcheur. Mais jour férié ou pas, qu’il pleuve ou qu’il vente, nous nous ressourçons ici tous les jours avec les enfants: on lit, on joue, on discute, on respire. Et on retrouve tout le quartier, c’est vraiment chez nous ici”, explique Kalile. De retour à la maison, le père s’active pour préparer le traditionnel déjeuner de Pâques. Sa spécialité: le rôti de seitan – made in France évidemment – farci aux noix et fromage de chèvre, sauce aux échalotes et sa purée. “J’ai réussi à faire voter l’introduction du seitan dans mon supermarché coopératif il y a des années”, annonce-t-il fièrement. Ce menu végétarien est l’occasion de voir ressurgir un tout aussi traditionnel conflit familial, voire national, alors que la consommation de viande a été divisée par trois depuis 2020. Si les enfants sont emballés par le déjeuner, ce n’est pas le cas de la grand-mère, Charlotte, visage barré par une mèche blanche, qui vit également sous le même toit. Fervente défenseuse des menus carnés, figure emblématique de la Confrérie du saucisson brioché lyonnais, la pétulante octogénaire s’indigne. “On a beau m’expliquer que le seitan est un aliment végétal quasi sacré, introduit en Chine par des moines bouddhistes, il n’a pas plus de goût que du papier mâché. Et je ne crois pas que mon charcutier se réjouisse de présenter en vitrine des steaks de soja! Où sont les quenelles, les saucisses et les poulets rôtis de ma jeunesse? Je suis prise en otage.” Le dessert achève pourtant de réconcilier la famille, tout particulièrement la botte secrète de Charlotte: du chocolat, une denrée super luxe depuis l’instauration de la taxe sur les produits exotiques.

Le taux de dépression a fait un bond chez les millenials, les seniors d’aujourd’hui, qui ont dû dire adieu à leurs habitudes les plus ancrées – voyages en avion ou téléphone dernier cri.

À Lisieux, lorsque Prudence, 29 ans, nous ouvre la porte derrière une façade entièrement végétalisée, café d’avoine à la main, la maison se réveille à peine. Ils sont une quinzaine, de toutes générations, à vivre sous le même toit, dans cet ancien bâtiment municipal de trois étages rénové lors de la grande campagne gouvernementale des années 2030. Chacun a une petite chambre relativement spartiate – pas de quoi chiffonner Prudence, qui suit les préceptes du minimalisme depuis des années, et la vue sur une ribambelle de maisons à colombages vaut le détour. Tous partagent une cuisine qui fait également office de salon, où trônent un écran de cinéma et un grand canapé mou qui semble avoir vécu bien des vies. Comme eux, 38% des 72 millions de Français habitent dans des logements collectifs, dont la consommation énergétique a été divisée par 2,5 depuis 2020. “Cette année, grâce aux panneaux solaires sur le toit, l’ensoleillement a permis de produire plus d’énergie qu’on en a consommé, du coup la coopérative locale du quartier a pu la redistribuer”, précise fièrement la jeune femme. Le rez-de-chaussée abrite la buanderie commune et un grand espace modulable qui accueille du coworking, des sessions de discogolf – une nouvelle discipline mêlant golf et frisbee –, les rendez-vous de l’association Troc en stock et les réunions où sont évoquées toutes les grandes questions concernant la vie en communauté. Sur les tables, un tee-shirt vintage de la campagne présidentielle d’Aya Nakamura 2027 débordant de cœurs voisine une pile de livres de poche écroulée. La cohabitation n’est pas sans occasionner quelques tracas, comme l’indique un mot punaisé au-dessus de la machine à laver. “Cher voisin qui oublie systématiquement tes slips en bambou délavés dans la machine, passes-tu donc ta vie à poil? Dorénavant, je punaiserai tes sous-vêtements taille XL devant les boîtes aux lettres.” Prudence balaie ces désagréments d’un revers de main. “La vie en communauté, c’est 90% de super moments, 8% de désagréments mineurs et 2% de problèmes pénibles, le plus souvent occasionnés par nos toilettes sèches ou la minuterie sur la consommation d’eau pour la douche”, détaille-t-elle, dans un savant calcul. Son Fairphone sonne, sa voisine Mars l’attend en bas, juchée sur son vélo, direction la forêt du Houley, à 10 kilomètres de là. Les Français sont invités à faire du tourisme sans polluer: en 30 ans, le nombre de kilomètres parcourus par personne a diminué de 25%, aussi ont-ils été invités à faire du stravel, un mot valise réunissant stay et travel, ou comment rester et partir à la fois. Le duo a rendez-vous avec un coach en paléo fitness, une discipline qui se pratique pieds nus et consiste à courir, ramper ou grimper aux arbres. “Ça me reconnecte à mes ancêtres, s’enthousiasme Mars. Mon côté primaire se réveille lorsque je cours sur l’humus frais, et c’est un sport ultra complet.”

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À Siorac-de-Ribérac, commune périgourdine de quelque 300 habitants, le soleil matinal tape déjà fort sur la petite église romane. À une centaine de mètres, Julian, 65 ans, nous accueille dans sa ferme. Avec sa compagne Marina, ils ont fait partie de la grande vague d’émigration des citadins vers les villages après les pandémies des années 2020. “L’une de mes meilleures décisions! Avec celle d’embarquer Marina dans l’affaire bien sûr, glisse le sexagénaire. Ici, on a le temps et on a l’espace. Même si parfois, je me surprends à rêver d’un bain de foule dans le métro à 8h du matin.” Devant lui, son domaine (comme il aime à le dire) en agroforesterie. Y gambadent en plein air poules, canards, pintades et moutons, au milieu des arbres – des essences locales – qu’il a lui-même plantés pour faire de l’ombre, retenir l’eau dans le sol, la filtrer, abriter quelques écureuils et mésanges et faire du bois pour la chaudière. Le sexagénaire virevolte comme s’il avait 20 ans. Comme lui, jamais les Français n’ont été en aussi bonne santé: l’espérance de vie ne cesse de s’allonger, on vieillit en meilleure forme, tandis que le surpoids diminue, grâce au recul de la surconsommation et au sport. Le taux de dépression a en revanche fait un bond au sein de la génération des millenials, les seniors d’aujourd’hui, qui ont dû dire adieu à leurs habitudes les plus ancrées – voyages en avion ou téléphone dernier cri tous les ans. Très peu pour Julian, qui nous accompagne maintenant à la Fabrique. Ouvert à tous sept jours sur sept, cet espace, installé dans les locaux de la salle des fêtes, permet de donner une seconde vie au mobilier, objets ou vestiaire de quiconque pousse la porte. Sur de grands établis sont stockés une kyrielle de mixers, blenders ou grille-pain, et des piles de vêtements à repriser – des pantalons d’enfants déchirés aux pulls mangés par les mites, devenues un véritable fléau. C’est aussi ici que Julian s’adonne à son dada: la fabrication d’objets low tech, qu’il enseigne à une assemblée toujours plus nombreuse. Après le réfrigérateur naturel en terre cuite et le four solaire, il s’attaque cet après-midi à l’éolienne individuelle, 1,20 mètre pour une puissance de 200 watts. “Elle est dimensionnée pour de faibles besoins en électricité comme un réseau d’éclairage LED ou l’alimentation d’ordinateurs portables”, professe-t-il. Lorsqu’il sort après deux heures de maniement de scie et tournevis, le soleil se couche sur la vallée. Le sexagénaire rejoint son trio d’amis au bar du village pour leur traditionnel verre de vieux Bourgogne 2037 assorti d’un joint – prescrit par son généraliste, un menu inchangé depuis la légalisation. “Une vie frugale, mais pas banale”, résume le sexagénaire.

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