Née en 2003 dans la Drôme, l’association Terre de Liens n’a cessé de s’étendre dans tout le pays. Son but: préserver les terres agricoles, en les rachetant grâce à de l’épargne solidaire, puis en y installant des paysans en agriculture biologique. Jusqu’à être propriétaire de 240 fermes françaises aujourd’hui.
Il déboule à bord de sa Peugeot 207 break, puis fait le tour de ses bêtes pour s’assurer que tout est en ordre. Les brebis, des Thônes et Marthod, descendues quelques semaines plus tôt de trois mois d’alpage dans le massif de Belledonne, sont à l’abri dans le bâtiment principal. Dehors, les 250 poules pondeuses viennent d’être lâchées dans le pré qui leur est réservé par trois jeunes en situation de handicap mental présents sur la ferme au quotidien, sous la houlette de Chantale, salariée du “Bercail Paysan”, l’association qui les accueille et les accompagne. Encore un coup d’œil pour les lapins et une caresse au passage pour la dernière venue, la truie Rosette, et Romain Poureau, 31 ans, sert le café dans la salle de découpe en construction. “L’objectif, c’est d’assurer toute la chaîne de production et de faire de la vente directe”, explique ce Charentais d’origine, officiellement installé sur la Ferm’Avenir, à Gillonnay, en Isère, depuis le 1er janvier dernier. Cheveux bouclés, veste en polaire zippée et franc-parler, Romain retrace son parcours, de son bac agricole à Angoulême à ses neuf années comme inséminateur en Bourgogne. “J’ai toujours voulu être éleveur”, jure-t-il, lui dont les parents n’étaient pas du milieu.
Cette ferme, il est tombé dessus par hasard en 2018. “Raymond, le propriétaire, voulait vendre, mais il y avait 24 hectares avec un bâtiment énorme, donc la rentabilité de l’achat du foncier était impossible. Et puis, de toute façon, je n’aurais jamais eu l’emprunt pour acheter.” Alors que le véto arrive déjà et qu’il faut courir après quelques chèvres égarées, Raymond Riban prend la suite. L’ancien éleveur de vaches laitières vit toujours sur place, dans la maison située derrière le hangar à foin. “Moi, j’ai lutté pour une chose: maintenir la ferme en vie”, dit-il en enfilant sa combinaison de travail. Le futur retraité a d’abord pensé à installer son salarié, mais celui-ci “a eu la mauvaise idée de tomber amoureux” et est parti rejoindre sa femme en Haute-Savoie. Raymond s’est alors tourné vers Terre de Liens qui, depuis sa création en 2003, achète des fermes grâce à de l’épargne solidaire pour conserver les terres agricoles et les louer à des paysans. “Pour moi, Terre de Liens est venue comme une aubaine. Aujourd’hui, Romain est installé, et l’association Bercail Paysan que je préside travaille avec lui. La transmission est faite”, sourit-il, soulagé.
Sanctuariser les fermes
Longtemps restée dans l’ombre, Terre de Liens a fortement gagné en visibilité au fur et à mesure de ses succès. Le mouvement s’articule aujourd’hui en trois branches: la Fédération, forte de ses 19 associations territoriales et de son millier de bénévoles ; la Foncière, outil d’épargne solidaire (récupérée sans bénéfice au bout de quelques années) et d’investissement permettant de récolter les fonds et d’acheter la plupart des fermes ; et enfin la Fondation. Créée en 2013 et reconnue d’utilité publique, celle-ci est habilitée à recevoir dons, legs et donations de fermes. “Aujourd’hui, on compte près de 8000 donateurs actifs, pour un don moyen de 320 euros. Certains de nos adhérents ont plusieurs casquettes, ils sont par exemple à la fois actionnaires et bénévoles. Comme on est de plus en plus connus, les gens viennent vers nous spontanément”, se félicite Constance Gard, responsable des relations publiques de l’association basée à Crest, dans la Drôme. Si la question environnementale est dans l’ADN de Terre de Liens –tous les paysans installés le sont en agriculture biologique–, la préservation des terres agricoles, menacées de toute part par les projets immobiliers et les constructions de grands centres commerciaux, est bel et bien le cheval de bataille de l’organisation et de ses 90 salariés. À Veauche, commune péri-urbaine de la Loire, Christophe Gaudry cultive ses fruits et légumes en permaculture depuis 2013. Sa production, très variée, va de l’aromatique au jujube, en passant par 54 variétés de courges. À l’entrée de sa ferme de 2,5 hectares, calée le long de la D1082, un parking et un préau accueillent les clients du marché organisé sur place chaque semaine. “Je ne fais que de la vente directe, annonce celui qui se décrit d’abord comme ‘le gardien des lieux’. Ici, on est à dix minutes de Saint-Étienne. Sans l’intervention de Terre de Liens, le terrain aurait facilement pu devenir un projet immobilier ou commercial.” Une crainte permanente, alors que les maraîchers se font de plus en plus rares de ce côté de la Loire.
Si je pars, quelqu’un prendra le relais. Ça enlève le fardeau de la transmissionChristophe Gaudry, agriculteur
Le profil de Christophe correspond au type de fermier estampillé Terre de Liens: non issu du monde agricole, diplômé, reconverti sur le tard. Lui était dans la logistique transport. Un burn-out et une “crise de sens” l’ont réorienté vers des souvenirs d’enfance, lui qui a “grandi dans les vergers”. Son brevet professionnel responsable d’exploitation agricole (BPREA) en poche, Christophe se met en quête d’un terrain où lancer son activité maraîchère. Il se prend alors en pleine face les nombreuses barrières structurelles du monde agricole: les difficultés d’accès au foncier, rare et cher, la frilosité des banques et des chambres d’agriculture, peu convaincues dès qu’on leur parle de polyculture et de petites surfaces à exploiter. “J’ai fait une dizaine de tentatives d’installation, ça a capoté à chaque fois, dénombre-t-il. Les banques classiques ne m’ont pas suivi, mais la Nef et le Crédit Coopératif non plus, parce que j’étais demandeur d’emploi. Terre de Liens a été la seule structure à me faire confiance et à ne pas me prendre pour un hurluberlu.”
Une fois l’aide de l’asso sollicitée, les démarches sont longues jusqu’à l’obtention des clés. “J’ai pris contact fin 2011, il y a eu différents passages en commissions, et les bénévoles sont venus visiter la ferme, voir si le prix était cohérent par rapport au marché, etc.” Le feu vert est donné en octobre 2012 pour le lancement d’une collecte. “En six mois, les 175 000 euros avaient été récoltés. Un record à l’époque!” pointe le néo-Veaucheois. Les réseaux sociaux et outils de crowdfunding n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui, c’est donc sur les marchés, les salons et dans les médias que Christophe et l’équipe de bénévoles ont fait campagne. “Quand tu as 160 actionnaires qui ont mis leur épargne pour ton projet, c’est une motivation et une responsabilité supplémentaires.” Contrairement à une majorité de ses collègues, Christophe ne croule pas sous les crédits. Ses loyers de 200 euros par mois pour l’habitation et de 700 euros par an pour le bail environnemental lui permettent de “travailler sur le temps long” et de mettre une partie de son activité en recherche, pour des bénéfices futurs. “Je vis modestement, mais bien, décrit-il. Je n’utilise aucune mécanisation, aucun traitement. Je n’ai plus aucun investissement à faire et ma production va nettement augmenter dans les années à venir.” La diversité de ses produits lui permet de compenser les pertes dues aux aléas climatiques. “Avec le gel, j’ai fait 50% en moins sur les courges et les tomates, mais j’ai cartonné sur les patates douces. Il y a toujours de quoi rééquilibrer la balance. Surtout: la ferme est sanctuarisée. Si je pars, quelqu’un prendra le relais. Ça enlève le fardeau de la transmission.”
Nouvelle génération
Les réussites comme celles de Christophe n’empêchent pas Constance Gard de tirer la sonnette d’alarme. “Dans dix ans, la moitié des agriculteurs partiront à la retraite, et une grande partie d’entre eux n’ont pas de repreneur.” Le travail est gigantesque, le temps et les moyens limités. Alors que le métier fait de moins en moins rêver et que les enfants d’agriculteurs optent pour des chemins moins ingrats, le modèle proposé par Terre de Liens nécessite un changement profond de mentalité. “Le milieu agricole est très attaché à la propriété, juge Romain Poureau, de Ferm’Avenir. Moi, je pense plutôt comme dans les pays nordistes. Je préfère avoir une exploitation rentable que beaucoup de capital et passer ma vie sans gagner un rond. Je vois ma ferme comme un outil de production, pas comme un patrimoine familial qu’il faut garder absolument.” Raymond Riban, son prédécesseur, concède avoir eu besoin de temps pour “lâcher prise” et céder tout ce qu’il avait mis une vie à obtenir. “L’agriculteur fonctionne ainsi parce qu’il sait qu’il aura une toute petite retraite. Donc il achète des biens, des terrains. C’est toute une réflexion qui est perturbée.” Comme les médecins de campagne, la nouvelle génération de paysans possède d’autres aspirations: elle veut pouvoir jouir de temps libre, prendre des vacances, ne pas se retrouver isolée sur son exploitation.
Cent exploitations disparaissent chaque semaineConstance Gard, RP à Terre de Liens
Aucune envie non plus d’y sacrifier sa vie sociale du côté d’Estelle et Martin France, frangins en maraîchage à Campigneulles-les-Grandes (Pas-de-Calais). “On alterne le marché un samedi sur deux pour que l’autre ait son week-end. Notre père avait des horaires de fou, il ne prenait qu’une semaine de vacances à la Toussaint”, se remémore le cadet de 25 ans autour d’une assiette de gnocchis pour le déjeuner. Pascal, le patriarche, était un pionnier, l’un des fondateurs du premier Groupement d’agriculteurs biologiques (GAB) de la région. Il souhaitait que ses cinq enfants deviennent fonctionnaires et aient une vie plus douce. Raté. Estelle, 33 ans aujourd’hui, décide de reprendre sa ferme, “Au Marais sage” (qu’il loue chaque mois) et sa clientèle sur le marché du Touquet en 2016. L’affaire aurait pu être plus simple pour elle: connaissance du milieu agricole, réseau, terrain déjà prêt, clientèle solide. Mais au bout d’un an à aider son père pendant la transition, le propriétaire de la ferme refuse finalement qu’Estelle s’installe. “J’ai alors cherché et je ne trouvais rien. Même une maison avec un terrain de 5000 m2 derrière. Rien”, raconte-t-elle. Le foncier agricole dans le Pas-de-Calais est très tendu et pimenté par la pratique illégale du pas-de-porte, appelée aussi “chapeau”: une sorte de droit d’entrée versé lors de la cession d’un bail, qui peut atteindre plus de 10 000 euros l’hectare. Estelle découvre finalement cette ferme de Campigneulles-les-Grandes avec deux hectares cultivables, plusieurs bâtisses et un hangar. “Le prix est fixé à 280 000 euros, mais on ne sait pas trop comment l’estimation a été faite, je suis sûr qu’il y a un chapeau dedans”, pense Martin, qui deviendra à terme son associé. Estelle ne trouve pas les fonds nécessaires ; elle se retourne elle aussi vers Terre de Liens. La réponse positive est tombée en juillet dernier: “On a tous pleuré.” “Parfois, on peut s’isoler sans s’en rendre compte. Là, les dons renforcent l’aspect collectif, souligne Estelle, qui a créé une AMAP à Berck et sera aussi rejointe par sa sœur Sophie, spécialisée en boulangerie bio. La fratrie réfléchit déjà à faire du hangar un lieu ouvert: espace pour accueillir des formations agricoles, magasin pour la vente directe ou réunion d’associations locales.
L’appui du réseau est encore plus précieux pour les néo-paysans. À l’ouest du département, du côté de Saint-Omer, Freddy Fasquelle et Élodie Demarthe se rappellent de la violence des réactions à leurs débuts. Ils venaient de quitter leur emploi dans une papeterie et une station-service. Ils démarrent avec 1500 m2 et trois chèvres il y a dix ans. “On cherchait plus grand, 5000 m2, pas plus. On a sollicité la maire de la commune où l’on réside. Elle nous a dit: ‘Vous serez en bio. Il n’y a pas de place pour vous. Et en plus, je suis allergique au lait de chèvre’”, soupire la maraîchère. Ils se dirigent alors dans le marais audomarois, zone humide très prisée des gros exploitants du coin. “Il y a désormais 40 ou 50 agriculteurs, contre 400 à une époque”, indique Freddy, occupé à laver des caisses de topinambours en ce début d’automne. Le couple entend parler d’un hectare et réussit à faire baisser le prix, notamment grâce à l’aide du groupe local de Terre de Liens. Ils cultivent aujourd’hui plus de quatre hectares sur plusieurs sites et élèvent 25 chèvres. “Si tu n’es pas du monde agricole, tu ne peux pas t’en sortir sans réseau. On a bénéficié d’une couveuse-entreprise à Lille, des dons des adhérents de l’AMAP. On a eu une aide permanente”, loue Freddy. Le duo a également été aidé pour le travail administratif, le cauchemar des paysans. “Ce n’est pas notre truc, nous c’est la terre, rigole Élodie. Je me souviens du beau dossier monté par Terre de Liens avec plein de photos. L’association nous a aussi apporté un soutien face aux élus, parce qu’on peut vite lâcher prise quand on discute avec eux.”
Politique et malveillance
Tous vivent dignement de l’agriculture, “n’ont pas l’impression de travailler” comme dit Freddy. Ils savent toutefois qu’ils restent des exceptions. L’action de Terre de Liens relève presque du symbole. “On a racheté 240 fermes, soit 6800 hectares. Ce n’est rien par rapport à la surface agricole de la France. Cent exploitations disparaissent chaque semaine”, détaille Constance Gard. La réponse politique tarde à venir. Emmanuel Macron a promis à plusieurs reprises une loi foncière pour limiter la concentration des terres agricoles ou leur transformation en zone commerciale. En vain. En juin, le ministre de l’Agriculture alors en poste, Didier Guillaume, a quasiment enterré le projet d’ici la fin du quinquennat, “faute de temps” compte tenu de la pause parlementaire due à la crise sanitaire. Terre de Liens bataille avec un autre ministère: Bercy. La dernière loi de finances a empêché l’association de collecter l’épargne. “On la récolte habituellement avec une défiscalisation à 18%. On espère que ça va se débloquer, sinon la foncière de Terre de Liens sera en danger”, alerte Constance Gard. À une échelle locale, la structure doit aussi composer avec des questionnements plus profonds. Le recours de certaines fermes à la biodynamie –basée sur des croyances ésotériques– heurte plusieurs paysans. Le clivage avec une partie du monde agricole conventionnel reste profond. “En une nuit, on m’avait saccagé tous mes plants. J’étais dégoûté. En 2019, des chardons (mauvaise herbe très nuisible, N.D.L.R.) étaient déposés sur ma terre. J’ai voulu arrêter”, souffle Jonathan Bétermier, devant ses cagettes de courges butternut, de patates ou de courgettes disposées devant une balance. “Il y a eu de la malveillance de certaines personnes du coin, alors qu’on fait le même métier, poursuit-il. L’installation a aussi pris du temps, je suis passé en commission en 2016, et j’ai eu le terrain fin 2019. Et avant cela, le projet remonte à dix ans.”
En une nuit, on m’avait saccagé tous mes plants. J’étais dégoûtéJonathan Bétermier, agriculteur
Jonathan a bénéficié de l’allant de la municipalité, qui a souhaité installer un paysan bio. Le terrain a été conjointement acheté par la ville, la région et Terre de Liens. Un modèle de plus en plus poussé par l’association, d’autant que la crise sanitaire pourrait rediriger une partie des dons des particuliers vers le secteur médical. “Notre premier travail, c’est souvent d’aller voir les communes et de leur expliquer qu’elles peuvent faire quelque chose de leurs terres agricoles. On a une porte d’entrée sur l’alimentation, le manger local via la loi Egalim (qui oblige à introduire 20% de produits bios et un repas végétarien par semaine à la cantine, N.D.L.R.)”, explique Agnès Julien, chargée de mission de l’antenne Terre de Liens Hauts-de-France. À Loison-sous-Lens, Jonathan Bétermier livre la cantine scolaire. Comme beaucoup de maraîchers, il a reçu une vague de coups de fil au premier confinement. Des consommateurs inquiets ont privilégié le circuit court. Beaucoup sont ensuite retournés vers la grande distribution. Qu’importe, Jonathan Bétermier voit une lueur d’espoir dans la cour de récréation de l’école, attenante à son terrain. “Je leur fais des ateliers. On a installé des bacs, ils ramènent les légumes à la cantine, comme ça ils voient ce qui arrive ensuite dans leur assiette.” Pour sa première intervention, il s’est mis au milieu de la récré et a demandé qui voulait se coller au potager. Seules cinq mains se sont levées. “Désormais, ils veulent tous participer, et je ne peux pas en prendre plus de vingt à la fois.”
Article issu du n°3 du magazine So good, sorti en kiosque le 17 décembre 2020.
Propos recueillis par Léo Ruiz et Guillaume Vénétitay en Rhône-Alpes et dans les Hauts-de-France. Photo : Pablo Chignard pour So good.