En cette journée mondiale du sport féminin, So good remet en lumière les interviews inspirantes de cinq athlètes françaises qui, d’une façon ou d’une autre, combattent les stéréotypes de genre, parfois en dépit de leur repos ou de leur carrière. Car qu’importe les ceintures, certains adversaires ne finissent jamais au tapis. Ceux-ci s’appellent féminicide, harcèlement, érosion ou discrimination. Mais comment gère-t-on ses engagements et une carrière de haut niveau?
Réponses avec Clarisse Agbegnenou, quintuple championne du monde et d’Europe de judo et marraine de l’association SOS Préma, Johanne Defay, surfeuse professionnelle, numéro 2 mondiale, triple championne d’Europe junior et membre de l’association WSL-PURE, Nantenin Keita, championne paralympique sur 400 mètres aux Jeux paralympiques d’été de 2016 à Rio et patronne de l’association Salif et Nantenin Keita, Mélina Robert-Michon, vice-championne olympique du lancer de disque à Rio en 2016, double championne du monde et doyenne des Français aux JO et Maïva Hamadouche, sextuple championne du monde de boxe IBF, policière au sein de la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale (DRCFPN) et engagée dans la lutte contre les violences conjugales.
Est-ce que vous vous voyez comme des “athlètes engagées”?
Maïva Hamadouche: Oui, on est un exemple à suivre pour les jeunes, donc c’est bien pour un sportif d’être engagé. Moi, c’est le nombre de féminicides en constante augmentation qui m’inquiète. On se sent vraiment impuissants face à cette montée, parce qu’on a beau mettre des bracelets anti-rapprochement, des mesures conservatoires ou de protection pour les femmes victimes de violences conjugales, on n’arrive pas à endiguer l’hémorragie. En plus, elle augmente avec le temps et les circonstances, le confinement, par exemple. Il n’y a qu’à regarder les infos: on en entend parler tous les jours.
Mélina Robert-Michon: Moi, j’aurais tendance à dire non, parce qu’il y a plein de causes que j’aimerais défendre pour lesquelles je n’ai pas le temps. Et en même temps oui, car ne serait-ce que parler de certaines d’entre elles, c’est déjà une manière de les faire avancer. Mais c’est mon côté athlète qui veut en faire plus!
Nantenin Keita: L’engagement, c’est propre à chacun. Je suis engagée, ne serait-ce que par mon association Salif et Nantenin Keita, qui a pour but d’améliorer les conditions des enfants albinos au Mali. Je travaille aussi pour le service de qualité de vie au travail du groupe Malakoff-Humanis, sur les questions de handicap, d’inclusion et de diversité. À partir du moment où on agit pour une société plus juste et plus inclusive, c’est de l’engagement.
Johanne Defay: J’ai été éduquée de la manière suivante: pour moi, plus tu en parles, moins tu en fais. Je préfère que mes actions parlent pour moi plutôt que d’attirer l’attention. Mais je me sens de plus en plus confiante pour affirmer ce que je ressens et témoigner de mes valeurs. Dans mon sport, la World Surfing League (WSL) a créé une association à laquelle participent beaucoup de surfeurs, PURE. On s’est rendu compte que nos spots de surf se détériorent. En marge des compétitions, on plante des herbes sur les dunes pour lutter contre l’érosion. À Bali, on a fait des ramassages de déchets sur les plages avec l’association Goodbye Plastic. Ce sont des petites choses, mais cela montre que la WSL tente de compenser notre empreinte carbone.
À quel moment vient le déclic de vouloir s’engager dans une cause?
Maïva Hamadouche: C’est quand quelque chose nous tient à cœur, nous choque vraiment dans notre intérieur. Que ce soit par notre vécu ou notre sensibilité. Ça peut être un fait divers, une actualité, qui nous fait dire: “Ça, c’est terrible.” Et là on se dit: “Mais pourquoi je ne travaillerais pas à améliorer cette cause?”
Clarisse Agbegnenou: Comme dans le film Slumdog Millionaire, chaque engagement correspond à un épisode de notre vie personnelle. Moi par exemple, je suis une enfant prématurée. Avec un début très compliqué, dans le coma. Donc je collabore avec SOS Préma. J’ai aussi été marraine d’une école dans le 15e, et monté un partenariat avec les culottes menstruelles. Quand j’ai eu mes règles à mon adolescence, maman ne m’a pas trop expliqué, si ce n’est le strict minimum, ça a été un moment très compliqué. Je devais faire des heures d’entraînement de judo au Pôle Espoir avec des douleurs au ventre, mal aux seins… Et puis tacher son kimono blanc, ça fout la honte. C’était important pour moi de trouver des solutions pertinentes en tant que femme et sportive.
Mélina Robert-Michon: Quand je suis tombée enceinte, j’ai eu la chance d’être entourée de gens bienveillants, mais il y a aussi ceux qui ont ce petit mot mal intentionné: “Ah bon, tu vas arrêter ta carrière?” Ben non, c’est juste une parenthèse. En plus, je cumulais: j’avais plus de trente ans. (Rires.) Alors j’ai beaucoup pris la parole sur la maternité et la rééducation du périnée pour que les athlètes sachent qu’avoir un enfant ne signifie pas la fin. Des jeunes viennent me voir pour me dire que ça les soulage, car la peur de ne pas pouvoir fonder une famille peut être un frein pour le haut niveau. Si je peux leur faire gagner du temps, tant mieux.
Johanne Defay: J’ai 27 ans, et je me suis longtemps sentie illégitime pour porter une cause. D’autant que beaucoup de gens reprochent aux surfeurs d’être engagés dans la protection des océans, mais de prendre l’avion aux quatre coins de la planète. Je comprends. Mais voyager m’a ouvert les yeux sur la pollution. Il y a peu de temps, j’étais sur la côte Ouest de l’Australie, l’océan y est juste magnifique. Un pur bonheur. Alors que l’été dernier, sur les plages non fréquentées au nord d’Hossegor – donc pas nettoyées le matin–, c’était un enfer plastique.
Maïva Hamadouche: C’est aussi mon métier qui m’a ouvert les yeux. Quand on appelle la police, c’est qu’il y a un problème. Je suis liée aux problèmes des gens: différends familiaux, violences dans la rue… Voyez, j’ai sauvé la vie de deux migrants. L’un avait la jambe arrachée –je lui ai posé un garrot–, l’autre un coup de tesson de bouteille au niveau du cou. Ça vous marque, ça. Mais l’épisode qui m’a particulièrement choquée, parce qu’il pointe du doigt les problèmes qu’on a dans notre justice et notre suivi, c’est le féminicide de Mérignac en mai 2021. Lui sortait de prison pour violences conjugales. Il a tiré dans les jambes de son ex-femme avec un fusil de chasse, puis l’a immolée. Le plus dramatique, c’est qu’elle disait qu’il allait arriver à la tuer. Elle avait porté plainte plusieurs fois, tous les voisins le savaient. Et rien n’a été fait, ou pas correctement.
Nantenin Keita: Moi, ma sensibilisation a vraiment été familiale. Mon père (le chanteur Salif Keita, NDLR) est né et a grandi au Mali, où il a souffert de son albinisme. Alors quand je suis née, il m’a fait venir en France. Être albinos au Mali dans les années 1980, c’est déjà pas facile. Mais au-delà du manque de mélanine qui engendre des problèmes de peau et des cancers, il y a toute la partie déficience visuelle. J’ai 0,6 et 0,7 à chaque œil. On a besoin d’avoir des lunettes, un enseignement spécialisé, du tiers- temps pour les examens, du soutien scolaire gratuit… En France, j’ai eu des moqueries, attrapé des coups de soleil, mais à moindre mesure. J’ai estimé que j’avais eu de la chance dans la vie, et qu’il était important de la rendre un peu. J’ai compris que je pouvais avoir, aussi minime soit-elle, une petite voix. Je ne dis pas que je vais réussir à soulever des montagnes, mais c’est important de le faire. Parce qu’être albinos, c’est être un être humain avant tout.
Mélina Robert-Michon: Quand on est athlète de haut niveau, au début on est égocentré. C’est soi, le sport et rien d’autre. Nos engagements se font au fur et à mesure de notre progression en tant que personne. La maternité m’a permis de me décentrer et de m’ouvrir aux autres par exemple, alors que j’étais quelqu’un d’assez réservé.
Maïva Hamadouche: Après, ça reste limité. Moi, je fais de mon mieux, mais je suis triste de ne pas pouvoir faire plus. En ce moment, je donne des cours de boxe en pied-poing dans des maisons de femmes et des associations comme Women Safe & Children, en banlieue parisienne, pour aider les victimes de violences conjugales à reprendre possession de leur corps. Des femmes qui sont au fond du trou, avec parfois des enfants jeunes, seules, sans domicile… J’essaie de contribuer à leur réinitialisation. Je ne suis pas au courant de leur passé, ce qui leur permet de ne pas se sentir jugées. C’est très important pour elles d’avoir avec la nature. Ça me parle, chez moi à La Réunion, avec la fameuse “crise requin”, tout le monde se réunit derrière les mêmes barrières de corail. Les crèmes solaires non “reef safe” ont un vrai impact sur la dégradation des lagons, c’est désolant.
Mélina Robert-Michon: En parlant DOM-TOM, j’ai beaucoup regardé Marie-José Pérec, aujourd’hui engagée pour le sport- santé. Le parcours de la rameuse Alice Milliat m’a aussi beaucoup marquée. Je ne la connaissais pas, alors que c’est elle qui a permis aux femmes de participer aux Jeux olympiques! Elle n’a jamais été mise en avant, et on la redécouvre aujourd’hui.
Quel avantage vous confère votre aura sportive olympique par rapport
à des “lambda” engagés dans des associations?
Maïva Hamadouche: Au premier cours de boxe, il y a une méfiance, et c’est normal: on ne se connaît pas du tout, les femmes sont sur la défensive, il faut briser la glace. Mais la confiance s’installe tranquillement parce qu’on arrive avec un bagage qui nous donne de la légitimité.
Mélina Robert-Michon: On est aussi plus écoutées, plus suivies, donc ça permet de faire passer des messages plus rapidement. Le but, c’est de faire un parallèle avec le monde professionnel: dans le cas de la grossesse, tout le monde est content quand une femme a des enfants, mais c’est mieux si elle est en poste dans l’entreprise du voisin. Du coup, je fais des interventions en collèges sur les questions de mixité et de grossesse. Ça leur permettra peut-être d’avoir un meilleur regard à l’âge adulte.
Nantenin Keita: Oui, l’accès aux médias… Après, cela fait un mois que je suis sur une campagne participative pour récolter des fonds pour acheter des crèmes solaires, et cela ne prend pas aussi bien que si c’était une Clarisse ou une Mélina. J’en suis consciente. Le paralympique n’a pas la même voix que l’olympique. Je vois aussi que ça intéresse beaucoup moins que si je poste une photo de ma médaille. Et honnêtement, ça me peine. Parce que c’est génial d’être championne paralympique, mais aider des enfants à avoir une meilleure vie, pour moi c’est plus important.
Est-ce qu’on a le temps de s’engager quand on a une carrière de haut niveau à gérer? Est-ce que c’est plus compliqué que quelqu’un avec un métier ‘normal’ qui ferait
de l’associatif?
Clarisse Agbegnenou: C’est très dur et très fatigant, d’autant que finalement, ça n’est pas notre métier. C’est pour cela qu’il faut parler avec le cœur. Cela me prend surtout du temps sur mes temps de repos, sauf que le repos est aussi de l’entraînement. J’essaie de jouer sur l’un et sur l’autre tout en restant performante. Il faut être très organisé, en sachant se laisser du temps pour soi.
Maïva Hamadouche: Moi, en plus, j’ai un métier! En ce moment, c’est entraînement, entraînement, et je vais au travail quand je peux. On a parfois des périodes d’accalmie où on a le temps, d’autres où l’on ne peut rien faire, avec des journées de 8h à 22h.
Mélina Robert-Michon: Sans parler de la famille… J’ai deux petites filles, donc du
sport en dehors du sport. J’aimerais concrètement faire plus de choses, mais ce sera pour après ma carrière.
Johanne Defay: Le temps, c’est un choix. Si tu as envie, tu peux. Les gens qui travaillent de 8h à 18h, ils n’ont pas le temps non plus! Alors si personne n’a le temps, comment fait-on? Ça n’est pas parce qu’on est athlète, star ou je ne sais pas quoi, que l’on n’a pas le temps. Un ramassage de plastique dans le Sud, je l’ai fait deux fois en deux semaines, d’autres le feront à d’autres moments. On doit chacun donner un petit peu de notre temps, de notre conscience.
Est-ce que ça change quelque chose d’être un athlète engagé ou une athlète engagée?
Maïva Hamadouche: On n’est pas sensibles à la même chose, donc on ne défend pas les mêmes causes. Mais cela dépend surtout de la notoriété de l’athlète. Si Laure Manaudou avait soutenu une cause dans sa période en or, tout le monde l’aurait écoutée. Tout comme on va plus écouter Teddy Riner qu’un sportif moins connu. Le palmarès est plus déterminant que le sexe.
Nantenin Keita: Un Mbappé ou une Nantenin Keita qui s’engagent, ça n’aura pas le même impact! Alors que Renaud Lavillenie et Clarisse Agbegnenou peuvent se valoir. Mais je ne pense pas que mon message serait plus entendu si j’étais un homme.
Clarisse Agbegnenou: En tout cas, les hommes sont souvent plus médiatisés, ce qui change beaucoup de choses. C’est pour cette raison qu’il est important que nous, les femmes, nous nous tirions vers le haut. Et je pense être quelqu’un qui pourrait changer la donne. Je ferai tout pour.
Mélina Robert-Michon: Il y a une quinzaine d’années, c’était effectivement plus facile d’être un homme engagé parce que le sport “féminin” était moins mis en avant. On progresse, la parole des femmes sportives est plus écoutée, ou on la prend davantage. Fut un temps, c’était: “Elles n’ont rien dans la tête.” Moi, je ne me serais pas sentie de faire ce que je fais aujourd’hui à 20 ans, parce que je n’avais pas la bouteille. Quand j’ai eu ma première grossesse, je me suis dit: “Je vais leur montrer que c’est possible.” On est des sportifs, on fonctionne au défi.
Comment gère-t-on le fait d’être une athlète engagée, mais de concourir à des Jeux olympiques qui, par exemple sur la question écologique, sont à la ramasse?
Clarisse Agbegnenou: Il faut savoir mettre des priorités: là, c’est de gagner les JO. Ensuite, on voit. Je ne peux pas dire que je ferme les yeux sur les problématiques écologiques aux JO: en plus, je fais attention à ce que je mange, je privilégie les huiles essentielles aux médicaments… On doit faire attention à notre planète, sinon ça va être compliqué. Mais il faut aussi mettre de l’eau dans son vin.
Nantenin Keita: On ne peut pas courir tous les lièvres à la fois, mais on peut donner un avis. Une partie du job d’un sportif de haut niveau, c’est de savoir communiquer, c’est une force de frappe supplémentaire.
Mélina Robert-Michon: Forcément, les Jeux ne sont pas ce qu’il y a de mieux écologiquement parlant. Mais on évolue depuis quelques éditions, et, sur le long terme, je crois plus à l’évolution progressive qu’à la révolution. Tony Estanguet veut faire des “Jeux verts” pour Paris 2024, c’est bien la preuve qu’on va dans le bon sens.
Maïva Hamadouche: En toute sincérité, le sportif qui fait des JO, ça n’est pas sa première préoccupation. Tant mieux si c’est vert, mais à Tokyo, ça ne l’est pas, et on va y aller quand même. Il faudrait un tas de choses pour rendre le monde plus vert, dans les grandes villes, les grandes entreprises, les modes de transport, et ça ne dépend pas que des JO.
Johanne Defay: Nous, athlètes, on peut difficilement critiquer tout ça, parce qu’on en vit. On fait aussi les Jeux pour avoir le soutien de sponsors et gagner notre vie comme quelqu’un de normal.
Justement, vous qui étiez toutes en lice pour être porte-drapeau est- ce que ça peut être un argument marketing?
Mélina Robert-Michon: Oh oui certainement, mais en général, cela ne dure pas.
Johanne Defay: Moi, ça me rend folle. (Rires.) Rip Curl a sorti une campagne où l’on voit tout un panel de filles différentes: grandes, minces, petites, frisées, grosses… Histoire de dire: “Nos maillots de bain sont pour toutes.” Mais je me suis fait virer de chez Roxy parce que mon corps ne correspondait pas à leurs critères: il faut faire rêver, montrer du body mince et grand. Moi je suis petite, brune, musclée. J’avais 19 ans, j’étais triple championne d’Europe junior, je venais d’avoir mon bac, je me lançais dans ma carrière professionnelle et ils m’ont dit que j’étais pas au top pour les photos. Bah merci, les gars!
Est-ce que vous abordez mentalement l’engagement comme un combat ou une course à gagner?
Maïva Hamadouche: J’ai longtemps cherché à trouver un trait d’union entre mon métier et la boxe, et je l’ai trouvé à travers mon action contre les violences faites aux femmes.
Johanne Defay: Je pense à l’inverse qu’en compétition, il y a un gagnant et tous les autres qui perdent. Or dans l’engagement, on est censé fédérer le plus de personnes possible pour aller plus loin. Tout seul, on ne fait pas grand-chose. Alors oui, c’est toujours compliqué de se dire: “J’ai un impact.” Mais si toi, tu en as un et ton voisin aussi, au bout d’un moment ça avance.
Nantenin Keita: Je n’ai pas l’impression de faire des sacrifices en athlétisme, parce que j’en retire du positif. De la même manière, si demain je dois sucrer une semaine de vacances pour aller faire le tour des villages au Mali distribuer des crèmes solaires, je ne considérerai pas cela comme un sacrifice. On peut dire que c’est comme une médaille, parce que l’accompagnement des autres est un objectif à atteindre.
Clarisse Agbegnenou: Je suis d’accord, c’est ma petite médaille à moi. Les gens
sont heureux, j’ai réussi à les accompagner, et c’est ce que je veux faire dans mon futur métier, coach de vie, pour lequel je prends des cours à HEC. C’est la médaille de mon âme.
Interviews issues du numéro 5 de So good
Par Théo Denmat