Par Louis Witter
Comment protéger le patrimoine ukrainien une fois la guerre déclarée? Statues emmitouflées, vitraux barricadés, œuvres cachées, scans des monuments… Dès les premiers jours de l’invasion russe, les habitants, soutenus à l’international, ont entrepris de sauvegarder, en toute hâte et souvent avec les moyens du bord, les œuvres d’art et bâtiments historiques du pays. Reportage.
Le Palais Sapieha, à Lviv à l’ouest de Ukraine, est devenu depuis quelques jours une véritable fourmilière. Devant la grille en fer forgé, une petite dizaine de personnes surveillent le coin de la rue. Ici, pas de combats et les alertes aux raids aériens se font plutôt rares. Mais l’œil des personnes qui veillent aux entrées et aux sorties du bâtiment est alerte. « Comme partout, on s’assure qu’il n’y ait pas d’espions russes qui trainent dans les parages », détaille Aleks, DJ et producteur de vingt-sept ans. Originaire de Kharkiv à l’est du Pays, le jeune homme a fui les premiers bombardements pour s’installer dans la ville, à cinq cents kilomètres de la capitale. Ces dernières semaines, il a rejoint plusieurs amis qui se sont investis pour la préservation du patrimoine culturel ukrainien. Situé dans le cœur historique de Lviv, le palais est devenu le quartier général de la Société pour la protection des monuments historiques et culturels, une ONG fondée en 1967 et dont Adryi Salyuk est le président actuel. Collé à son téléphone du matin au soir, l’homme à la barbe poivre et sel est submergé d’appels. Dans la mission qu’il s’est donnée, il est épaulé par ses deux filles, Anna et Maria, la vingtaine, deux passionnées qui ont également fait de la préservation du patrimoine leur métier. La première est historienne de l’art, la seconde restauratrice de tableaux. Maria rentrait tout juste de son master à Florence en Italie il y a deux mois, quand l’invasion de l’Ukraine par les forces russes a commencé. Elle sourit d’un air désolé sous son bonnet alors que quelques flocons de neige se mettent à tomber sur la laine, avant de confier: « après la guerre, on aura certainement beaucoup de travail ».
C’est pour réduire au maximum ce travail que son père se démène afin d’alerter les autres villes du pays sur l’importance de protéger leurs œuvres d’art. Ces dernières semaines, des équipes de restaurateurs ont retapé une bonne partie des églises en bois des environs, mais Andryi craint des destructions si les Russes continuent d’avancer. « Dans la mesure où ils n’ont rien à faire des civils quand ils bombardent, ils n’auront rien à faire non plus des œuvres qu’ils croiseront sur leur chemin ». Dans son bureau du premier étage, décoré d’écussons de régiments de l’armée ukrainienne et de bataillons, le quinquagénaire mène ses troupes comme un colonel d’infanterie. Ces derniers jours, les retours du terrain ne le rendent pas optimiste. Les Russes ont déjà détruit une église du XIXè siècle à Zyhtomyr, une ville clé entre Lviv et la capitale. Ici, la priorité est allée aux vitraux des églises et cathédrales, dont certaines jouxtent de quelques mètres seulement des bâtiments officiels. « Si les bombes tombent sur ces endroits stratégiques, il n’y a aucun espoir pour ces précieux vitraux, ils ne résisteront pas à de tels impacts ». Les statues qui ornent les édifices religieux ont elles aussi bénéficié d’une attention toute particulière. En ville, on peut voir depuis quelques jours s’activer dans le froid des ouvriers qui les emballent patiemment sous plusieurs couches de mousse. Sur la place Rynok, des fontaines fin XVIIIè sont elles aussi protégées, ainsi que les quatre statues des dieux Adonis, Diane, Neptune et Amphitrite. Comme le centre historique de Lviv, ancienne capitale de la Galicie, la place est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO – en sept sites ont font partie dans le pays.
Hors de la ville, c’est le sort des bâtiments en bois, surtout des églises, qui inquiète davantage Andryi. « Nous avons besoin d’énormément d’extincteurs pour les mettre à disposition de ces édifices et même pour les églises remplies d’ornements et boiseries » détaille l’homme en passant la main dans sa barbe de quelques jours. Les habitants de Lviv, et de l’Ukraine de façon générale, étant très religieux, ils ont besoin de pouvoir prier et de voir les objets sacrés qui y sont conservés. Aussi se dispense-t-on de les démonter et de les emmener ailleurs. Ces œuvres sont d’ailleurs si imposantes et si lourdes qu’il est impossible de les déplacer sans les abimer. Au fil des années, Andryi a réuni autour de lui de nombreux spécialistes ukrainiens du patrimoine, des architectes pour la plupart, qui les ont aiguillés dans la préservation de plusieurs bâtiments, notamment la maison du roi près de la place Rynok.Sur le pied de guerre, l’homme, ses deux filles et les spécialistes travaillent dans cette ville de Lviv pour le moment préservée des combats. « Nous avons décidé de ne pas attendre les premiers bombardements ou les directives du gouvernement pour protéger tout ce que nous pouvons, avec le temps que nous avons », explique le père.
Devenue discipline à part entière, la protection du patrimoine en temps de guerre mobilise désormais spécialistes, artisans, conservateurs et archéologues.
Œuvres cachées et scans 3D
Devenue discipline à part entière, la protection du patrimoine en temps de guerre mobilise désormais spécialistes, artisans, conservateurs et archéologues. « Des Bouddhas de Bamiyan détruits en 2001 par les talibans au saccage de Palmyre par l’État islamique 14 ans après, la protection du patrimoine est devenue un enjeu important dans un conflit », entame Bastien Varoutsikos, archéologue qui a notamment travaillé en Afghanistan, en Syrie, en Irak, au Mali et plus récemment au Nagorno-Karabakh. « Depuis quelques années, la communauté internationale s’est formée autour de ces questions. Des financements spécifiques ont vu le jour et ont permis la création de programmes de préparation à la crise ». Malgré cela, la rapidité du début de l’invasion russe a pris tout le monde de court. « À chaque fois, on se rend compte qu’on est encore à la bourre. Alors l’une des meilleures choses à faire, c’est de la préparation, faire les choses en amont ».
Créée en 2013, la startup ICONEM à laquelle Bastien collabore, est intervenue sur plusieurs théâtres de conflit. En 2020, lors de la guerre du Nagorno-Karabakh qui oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ses collègues et lui scannent, durant plusieurs semaines, une cinquantaine de monuments historiques. « Notre travail, c’est d’enregistrer et créer des catalogues en 3D des sites archéologiques et patrimoniaux pour améliorer la connaissance de ce qui existe. Églises, mausolées, monastères, châteaux… Sans cela, si jamais c’est détruit, c’est perdu pour toujours » explique-t-il. En temps de guerre, en Ukraine comme ailleurs, les œuvres sont souvent cachées. À Lviv, les cabinets du Musée de l’histoire de la religion sont presque vides: les objets ont été déposés dans des conteneurs en métal pour être entreposés dans les sous-sols. Même partie de cache-cache au musée national Andrey Sheptytsky, non loin de là. Au musée national d’histoire de l’Ukraine, à Kyiv, le secret est bien gardé. Son directeur, Fedir Andrashchuk, et quelques employés ont passé plusieurs jours 24 heures sur 24 dans le bâtiment pour décrocher et mettre à l’abri des pièces remarquables. Tous les jours, il poste sur son profil Facebook des photos qu’il prend de l’extérieur du musée, sur lequel il veille. « Pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons pas accepter de journalistes au sein du musée et nous ne pouvons pas non plus parler de la protection des expositions, mais ça sera possible une fois que les Russes auront été repoussés hors de nos frontières ! » répond-il à So Good sur la messagerie du réseau social. Même silence chez Andryi : impossible de savoir comment et où les œuvres ont été mises à l’abri. Ont-elles été déplacées, dans d’autres villes ou d’autres pays ? L’homme lève les yeux au ciel, prend une pause et mime sur sa bouche le zip d’une fermeture éclair. Nous n’en saurons pas plus. « Toute la difficulté, avec le mouvement des œuvres d’art, c’est de prendre le risque de les voir disparaître sur le marché international, précise Bastien Varoutsikos, en Syrie, dès le tout début du conflit, nous avions des informations sur les ciblages de musées et de collections. Le risque qui apparait, quand tu ne sais pas ce qu’il y a dans ta collection, quand les centaines de milliers de pièces ramenées par les archéologues n’ont pas de noms ou de numéros : c’est de les voir disparaitre ».
Le trafic d’antiquité est un des risques majeurs en temps de guerre et pas une année ne passe sans voir un musée se faire pincer pour l’achat d’une œuvre qui n’aurait jamais dû arriver là. « Aujourd’hui ce que l’on voit beaucoup, ce sont des œuvres qui disparaissent, sont stockées, puis réapparaissent cinq ou dix ans plus tard sur le marché. Après un conflit, d’une part les communautés d’experts sont très vigilantes sur ce qui est vendu, et d’autres part des organismes veillent au grain: ainsi de la section art et culture d’Interpol notamment, les carabinieri italiens ou l’organisation mondiale des douanes ».
L’histoire de l’Ukraine a été marquée par de nombreux pillages. À la fin du XIXè siècle,une énorme chasse au trésor a d’ailleurs été entreprise sous le règne des derniers tsars russes, lesquels récompensaient les personnes qui leur amenaient des antiquités. La volonté, à l’époque, était déjà de constituer une grande collection, à tel point qu’aux alentours des années 50, un archéologue russe a affirmé que 90% des sites sur les bords de la mer noire avaient été pillés. Pour éviter ces vols et saccages, comme les équipes d’ICONEM ont pu l’observer en Syrie, les pièces les plus importantes des collections sont parfois cachées dans les banques nationales, en sécurité. Pour ce qui est patrimoine bâti en revanche, des sociétés ukrainiennes ont fait des scans en 3D, et il existe des relevés architecturaux et des images d’archives qui sont réutilisables. Si les bâtiments subissent des destructions, tout ce matériel permettra de rebâtir. Hayden Bassett, directeur du laboratoire de surveillance du patrimoine culturel au sein de l’armée américaine, et son équipe, ont également cartographié des sites menacés en Ukraine.
Aujourd’hui, si l’inquiétude première pour les spécialistes est d’assister à la destruction des collections qui existent et sont sérieusement recensées depuis des années, à la perte du patrimoine matériel s’ajoute celle du patrimoine immatériel, soit toutes les chansons, les danses, les mythes et légendes, les recettes de cuisine ou encore l’artisanat. « On n’en parle quasiment jamais. Toutes ces pratiques sont tellement intégrées au tissu social qu’à partir du moment où celui-ci est attaqué, endommagé, tout peut disparaitre. Par exemple, les artisans ne peuvent plus transmettre aux jeunes générations… Et ces destructions sont plus sournoises car beaucoup moins visibles qu’un bâtiment éventré. On a beaucoup de mal à mobiliser les gens sur la protection du patrimoine immatériel », remarque Bastien Varoutsikos.
Toute la difficulté, avec le mouvement des œuvres d’art, c’est de prendre le risque de les voir disparaître sur le marché international.Bastien Varoutsikos
Mobilisation internationale
À l’international, on se mobilise également. Début mars, dans un communiqué, l’UNESCO s’est dite « extrêmement préoccupée » par les dommages déjà infligés dans les villes de l’est et du sud bombardées, et s’est émue du devenir du patrimoine, rappelant que le viser constitue un crime de guerre et une tactique de destruction d’un pays à long terme. L’organisation a également initié le déploiement du « bouclier bleu » sur les sept sites ukrainiens classés au patrimoine mondial de l’humanité. Un dispositif visant la protection du patrimoine en cas de guerre, créé par la convention de La Haye de 1954. Concrètement : des bâches aux couleurs bleues et blanches ont été placées devant les monuments, sur les toits ou les façades, avec l’aide de dizaines de civils.Andryi Salyuk s’est entretenu longuement au téléphone avec Audrey Azoulay, la directrice générale de l’UNESCO. Si l’aide internationale lui est d’un secours précieux, il regrette cependant qu’elle soit uniquement financière, « comme à leur habitude, ils n’ont proposé que de l’argent, mais ça n’est pas de sous dont nous avons besoin, c’est de matériel : extincteurs, protections… En revanche, nous allons nous mettre en lien avec des experts internationaux, car leur regard extérieur sur notre travail compte aussi ». Certains musées européens participent aussi à leur manière à l’élan de solidarité pour l’Ukraine. Ainsi, la section polonaise du Conseil international des musées (ICOM) a été chargée par le ministère polonais de la Culture de coordonner les plans d’évacuation des employés des musées d’Ukraine, ainsi que de leurs collections.
Peu après le début du conflit, une fondation suisse, l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit, fondée en 2017, a mobilisé des fonds pour venir en aide aux institutions muséales du pays. Une enveloppe d’environ deux millions d’euros, débloquée pour leur permettre de s’équiper en matériel de protection, indispensable à la survie des œuvres d’art face au fracas de la guerre. Valéry Freland, le directeur de l’ALIPH, se félicite de cette réactivité. « Nous sommes entrés en contact avec les organisations internationales du patrimoine, mais très vite nous avons développé notre propre réseau », affirme-t-il. La directrice scientifique de la fondation est polonaise, le contact se fait donc rapidement avec les directeurs des musées du pays, de Lviv à Odessa, « Nous leur avons directement proposé une aide financière afin qu’ils s’équipent en extincteurs, cartons, caisses en bois, tout ce dont ils avaient fait la demande pour protéger les œuvres en leur possession ». À l’heure actuelle, la fondation soutient une trentaine d’institutions à l’aide d’enveloppes allant de 5000 à 15 000 euros.
Comme le soulignait Andryi Salyuk à Lviv, les fonds ne sont pas l’unique solution au problème, car le matériel indispensable vient à manquer. « Nous avons acheté directement du matériel de protection à Cracovie pour l’acheminer en Ukraine : un camion plein est arrivé il y a quelques jours à Lviv », poursuit le directeur de la fondation. La fondation travaille en lien étroit avec les autorités ukrainiennes et celles des musées afin de mettre en lieu sûr, aussi loin des bombes que de l’humidité, les fragiles œuvres décrochées des murs ces derniers jours. « L’urgence est telle qu’ils nous disent d’avancer et de faire tout ce qui est possible ». Beaucoup de musées manquent par exemple de caisses en bois et Valéry Freland espère rapidement pouvoir en mettre à disposition. En contact toute la journée avec les professionnels en Ukraine, il se dit bluffé par leur sang-froid. « Certains sont partis se battre, hommes et femmes, et ceux qui sont restés agissent vraiment en première ligne pour la protection de ce patrimoine ». Comme toutes les personnes intervenant sur ces terrains, il espère que cette guerre se finisse rapidement, avec le moins de dégâts humains et matériels possibles. Il alerte cependant sur l’identification des sites sujets à tensions, aux quatre coins du globe « pour mieux préparer les acteurs locaux à la préservation et à la protection en amont, concentrons-nous sur ces zones en termes de préventions ». En Russie aussi, des voix se sont élevées pour défendre le patrimoine, mais elles ont rapidement été réduites au silence. Deux jours après l’invasion russe, une lettre ouverte rassemblant 6500 architectes, urbanistes et designers paraissait sur le site du magazine d’architecture Project Russia, mais l’article a disparu peu de temps après, sous la censure. Y figure désormais un laconique : « Nous sommes pour la paix ! ». Puisse ce cri de faire entendre alors qu’à la mi-mars, la bibliothèque de Tchernigiv datant du XIXè siècle, le musée d’histoire locale d’Ivankiv, au nord-ouest de Kiev – qui abritait une vingtaine de peintures de l’artiste naïve Maria Primachenko, ou encore l’église de Zhytomyr avaient déjà subi le feu des troupes russes.
Article issu du n°8 du magazine So good, sorti en kiosque le 7 juillet 2022.
Propos recueillis par Louis Witter. Photos par Corine Kissouspat pour So good.