En Albanie et en Grèce coule la Vjosa, dernier fleuve sauvage d’Europe. Mais voilà, ce joyau de biodiversité est menacé par des dizaines de projets de barrages hydroélectriques. Pour le sauver, une bataille à la configuration et à la stratégie inédites fait rage depuis 2010, regroupant villageois et militants écolos, Leonardo DiCaprio himself et la marque de vêtement outdoor Patagonia. Il y a quelques jours, le gouvernement albanais et l’UNESCO ont annoncé entamer les démarches pour faire du fleuve une réserve de biosphère. Alors, va-t-on enfin laisser ce long fleuve tranquille? Récit du combat.
Pieds nus, leurs paires de claquettes à la main, des enfants du village dévalent le sentier abrupt et caillouteux en poussant des cris d’excitation, avant de plonger dans les eaux turquoise de la rivière Shushica. Posté sur le pont de Brataj qui relie les deux rives de cet affluent de la Vjosa, au sud-ouest de l’Albanie, Andrej Sovinc contemple le décor à couper le souffle. “Ce pont de pierres bâti il y a plus de 400 ans fait 20 mètres de haut. En période de fortes précipitations, l’eau passe par-dessus. Pourtant, il résiste depuis des siècles! Et certains veulent détruire ce paysage pour construire un barrage hydroélectrique à 200 mètres d’ici…”, se désole ce spécialiste des aires protégées, expert au sein de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). La Vjosa, c’est ce fleuve qui prend sa source au nord-ouest de la Grèce et parcourt l’Albanie sur près de 200 kilomètres en serpentant au milieu des montagnes et des canyons, avant de se jeter dans la mer Adriatique. Outre les paysages superbes qui la bordent, la Vjosa a une particularité: il s’agit du dernier fleuve sauvage d’Europe (Russie mise à part) – comprendre, qui s’écoule librement, sans aménagements. Si un petit barrage érigé dans les années 1980 subsiste près de sa source, dans le massif du Pinde, en Grèce, ses eaux et celles de ses affluents n’ont pas été domptées par les humains côté albanais. Mais de nombreuses menaces pèsent sur la liberté de mouvement de cette merveille de la nature. Certaines compagnies lorgnent sur le fleuve depuis longtemps, afin de lui faire connaître le sort des innombrables cours d’eau détournés dans le monde pour les besoins de l’industrie. “On compte près de 3 000 projets de barrages hydroélectriques dans les Balkans, dont 45 sur la partie albanaise de la Vjosa”, regrette Olsi Nika, hydrobiologiste et directeur de l’ONG EcoAlbania.
Les barrages sont présentés comme des sources d’énergie renouvelable et verte, mais ils n’ont rien d’écologique. Ils ont une empreinte carbone non négligeable et ils entraînent des transformations irréversibles de l’écosystème.
– Olsi Nika, hydrobiologiste et directeur de l’ONG EcoAlbania
Ce phénomène s’explique par la dépendance historique à l’énergie hydraulique de ce petit État de moins de 29 000 km2. “En Albanie, la quasi- totalité de l’électricité est d’origine hydroélectrique, explique l’activiste. Depuis quelques années, il y a de petites initiatives tournées vers le solaire, mais on ne peut pas vraiment parler de mix énergétique. Or, si vous dépendez d’une seule source, vous la surexploitez. En été, lorsque nos rivières sont asséchées, nous devons importer de l’électricité des pays voisins.” Il pointe surtout les nombreux dommages causés par ces barrages qui défigurent le panorama et mettent le biotope en péril. “Ils sont présentés comme des sources d’énergie renouvelable et verte, mais ils n’ont rien d’écologique, argumente-t-il. Ils ont une empreinte carbone non négligeable et ils entraînent des transformations irréversibles de l’écosystème.” Pour la Vjosa, qui abrite plus de 1000 espèces animales, dont certaines sont en danger, ces chantiers seraient un désastre. Les habitants des communautés locales seraient, eux aussi, fortement pénalisés par les bouleversements engendrés par ces infrastructures. Les pêcheurs se retrouveraient sur le carreau, tout comme les agriculteurs et les éleveurs, privés d’une partie des terres fertiles. Un peu plus loin, sur la terrasse ombragée d’un bistrot du village, Arnest Resulag sirote une bière avec un ami. Poussé à partir par le faible dynamisme économique de la région, ce quadragénaire a vécu en Allemagne pendant six ans, embauché comme chauffeur chez Amazon. De retour sur ses terres natales pour s’occuper de sa mère, l’enfant du pays a pris conscience de la valeur du fleuve et de la nécessité de le protéger. Il se souvient de la réaction d’un commerçant de Vlorë, à une quarantaine de kilomètres, chez qui il avait fait développer des photos de Brataj il y a quelques années. “Il m’avait demandé où se trouvait cet endroit magnifique, il pensait que mes clichés avaient été pris dans un autre pays”, relate-t-il en souriant timidement.
Bataille en cinq actes
Alors, quelle stratégie dérouler pour conserver intact ce joyau aquatique? Une bataille en cinq actes, dont le premier démarre en toute discrétion. “Notre combat a commencé en 2010, se remémore Olsi Nika. Mais jusqu’en 2015, la lutte était silencieuse: elle consistait à mener des études et des analyses sur le fleuve. Nous avons ensuite classé les rivières d’Europe en cinq catégories de profils hydromorphologiques, avec un code couleur. Le bleu, qui correspondait aux cours d’eau préservés, était très présent dans les Balkans.” C’est là qu’est lancé le second étage de la fusée. “Nous avons eu l’idée de bâtir une campagne de sensibilisation internationale intitulée Save the Blue Heart of Europe (Sauvez le cœur bleu de l’Europe)”, poursuit le scientifique. Les équipes définissent alors les rivières sur lesquelles il faut travailler en priorité, et la Vjosa arrive en tête. « Les gens n’avaient pas conscience de l’importance de ce fleuve. Alors nous nous sommes mobilisés pour informer les communautés locales et sensibiliser les enfants, les médias, les scientifiques et les artistes« , précise Besjana Guri, chargée de la communication d’EcoAlbania. Le résultat ne se fait pas attendre: les villageois descendent dans la rue. Et, bientôt, le combat pour la Vjosa va traverser l’Atlantique et recevoir l’aide d’un porte-voix de poids: Leonardo DiCaprio himself, très engagé en faveur de la protection de l’environnement – tout en étant cependant amateur de yachts et jets privés –, prend fait et cause pour le fleuve et relaie régulièrement les avancées de la campagne sur les réseaux sociaux. À force de pétitions, de manifestations, de happenings et d’actions en justice, les militants parviennent à faire entendre leur voix. Et bientôt un autre bataillon se constitue: une coalition d’ONG nationales et internationales regroupant EcoAlbania, EuroNatur et RiverWatch voit le jour pour peser plus lourdement dans les débats. Enfin, en 2017, un acteur inattendu fait irruption dans la bataille: fait rare en matière de militantisme écologique, les organisations à but non lucratif sont rejointes par une entreprise, le fabricant californien de vêtements outdoor Patagonia. Fondée en 1973 par le grimpeur, alpiniste et amoureux de la nature Yvon Chouinard, la société est connue pour ses engagements en faveur du développement durable.
Le 15 septembre dernier, elle dévoilait avoir mis en place une procédure
jamais vue: désigner “la planète comme seule et unique actionnaire”, soit céder sa propriété à deux trusts chargés d’investir les bénéfices dans la préservation de la Terre. En 2018, l’entreprise s’aventure sur un autre terrain: elle produit un documentaire sur les enjeux liés à l’exploitation hydroélectrique dans les Balkans: Blue Heart, réalisé par le cinéaste américain Britton Caillouette. Le film lève le voile sur la bataille pour sauver la Vjosa, mais aussi sur des actions pour préserver le lynx des Balkans en Macédoine, et sur la lutte acharnée d’un groupe de femmes du village de Kruščica, en Bosnie- Herzégovine, qui ont manifesté pendant un an, nuit et jour et en dépit des violences physiques infligées par les autorités, pour protéger la seule source d’eau potable de la localité. Sur le site internet créé pour la promotion du film, Patagonia n’y va pas par quatre chemins. La page d’accueil annonce la couleur:
“Les barrages sont sales tout comme l’hydroélectricité qu’ils produisent.” Suit une invitation à signer une pétition ainsi formulée: “Pas d’argent. Pas de barrage. Dites aux banques internationales d’arrêter d’investir dans la destruction des dernières rivières sauvages d’Europe.” Enfin se dessine l’assaut final de la bataille. Depuis plus d’un an, la coalition constituée des riverains du fleuve, des membres des ONG et des équipes de Patagonia fourbit une nouvelle arme pour sauvegarder le fleuve: elle manœuvre pour convaincre le gouvernement albanais de créer autour de la Vjosa un parc national, relevant de la catégorie II de l’UICN, qui engloberait à la fois le fleuve et ses affluents. Ce statut, qui existe depuis le XIXe siècle, regroupe aujourd’hui environ 6 500 espaces dans le monde, et leurs réglementations varient selon les États. La Vjosa se verrait ainsi l’égale de Yellowstone, aux États- Unis, premier parc national, créé en 1872. Ce sésame lui permettrait d’y voir interdire la construction de barrages et l’extraction de ressources – autorisées aujourd’hui, malgré l’obtention du statut de parc naturel en 2020. Mais toute activité économique n’y serait pas bannie pour autant. Les activistes prônent une stratégie de développement raisonné, axée sur l’écotourisme. Selon EcoAlbania, ce “premier parc national de rivière sauvage en Europe” pourrait attirer 1,5 million de visiteurs et engendrer 10 à 30 millions de revenus chaque année. “Les parcs nationaux accueillent 20% de visiteurs de plus que toutes les autres catégories de parcs”, assure l’ONG. Ce statut permettrait d’accroître la notoriété de cette zone appréciée par les randonneurs et les amateurs de rafting, de canoë et de kayak. Autre argument de poids: selon les ONG, un tel projet attirerait des investissements étrangers, notamment ceux de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Enfin, l’opération pourrait faire partie des arguments pour faciliter l’entrée de l’Albanie dans l’Union européenne. “Depuis 2015, le Parlement européen demande à l’Albanie d’arrêter ses barrages sur la Vjosa et d’en faire un parc national”, rappelle Besjana Guri. Alors que le Premier ministre, Edi Rama, déclarait l’année dernière que ce statut “porterait atteinte à l’activité de dizaine de milliers de personnes” en privant les industriels de l’hydroélectricité d’activité, il pourrait, au contraire, offrir de formidables opportunités de développement à l’un des pays les plus pauvres du continent.
Le soleil se couche sur le village de Qesarat, là où le lit du fleuve s’élargit. Adeptes de paddle et de kayak naviguent dans les eaux cristallines, bercés par des chants d’oiseaux. Attablés face aux montagnes, dans le restaurant situé le long de la route, des hommes s’enfilent de généreuses assiettes de riz pilaf. Artan Zeqaj, le propriétaire des lieux, s’exprime d’une voix calme. “Les projets de barrages prévus à cet endroit auraient modifié le cours du fleuve et l’aurait fait passer ici, à la place de mon restaurant et de l’école du quartier. Si la Vjosa devient un parc national, l’activité économique se développera dans la région”, pressent-il. Et le restaurateur a de bonnes raisons d’espérer, car la victoire pourrait être proche. Le 13 juin 2022, une centaine de personnes (des officiels, dont l’ambassadeur des États-Unis, et des journalistes) ont été conviées dans l’auditorium surclimatisé de l’opéra de Tirana, la capitale, pour assister à la signature d’un protocole d’accord de collaboration en vue de la création du Parc national de la Vjosa. Lequel accord est conclu entre, d’un côté, le gouvernement – représenté par Edi Rama et la ministre du Tourisme et de l’Environnement, Mirela Kumbaro Furxhi – et, de l’autre, fait totalement inédit, Ryan Gellert, PDG de Patagonia, elle-même associée à la coalition d’ONG. Dans les 45 jours suivant cette signature, un groupe de travail composé d’experts locaux et internationaux a défini la délimitation de la zone et réfléchi aux modalités de fonctionnement du futur Parc national. Sous la véranda d’un grand hôtel de Tirana, Ulrich Eichelman, PDG de l’ONG RiverWatch, se réjouit qu’une nouvelle étape soit franchie. Mais il insiste sur la nécessité de respecter les standards internationaux pour assurer la pérennité du projet. Il imagine un parc “avec du personnel enseignant, des guides, des centres d’accueil et quelques points d’information. Il pourrait y avoir une centaine de personnes à plein temps, poursuit-il. Mais il est trop tôt pour évaluer les coûts. Nous devons d’abord définir la capacité d’accueil et quelles seront les infrastructures pédagogiques et scientifiques. Il faudra peut-être créer une fondation.” Antoine de Lombardon, avocat en droit de l’environnement au barreau de Paris, rappelle que la gestion d’une aire protégée nécessite la création d’un cadre. “Cela implique qu’il y ait une administration pour gérer le parc, ce qui entraîne des coûts de structure importants. Et puis, des autorités de contrôle doivent être mobilisées, et cela augmente encore les coûts administratifs.” Le flou qui entoure pour l’instant le futur parc alimente le scepticisme d’une partie des militants et des habitants de la vallée de la Vjosa. D’importantes interrogations demeurent. Beaucoup se demandent, par exemple, si le projet d’aéroport international prévu à l’emplacement d’un ancien aéroport militaire, dans le delta du fleuve, peuplé par 200 espèces d’oiseaux, dont des pélicans et des flamants roses, sera abandonné ou non. Son maintien susciterait l’ire des défenseurs de la région. Dans l’attente de perspectives claires, l’ensemble des partisans restent mobilisés pour que le projet ne tombe pas à l’eau.