Chaque semaine depuis quatre ans, Adrià Ballester installe deux chaises en plein centre de Barcelone et offre une conversation gratuite à qui veut. Sans jugement, et basée principalement sur l’écoute. Avec deux certitudes: on se confie plus facilement à un inconnu, et une discussion qui tombe au bon moment peut tout changer.
Valentina comptait rentrer chez elle. Comme tous les soirs aux alentours
de 18h30, après le boulot et en bicing, le vélo partagé de Barcelone. À la sortie du parc de la Citadelle, cette Italienne aux cheveux bouclés et à la robe fleurie s’est pourtant arrêtée à hauteur de l’Arc de Triomphe, attirée par un panneau blanc chargé de lettres bleues indiquant “Free conversations”. Là, elle s’est assise sur cette chaise vide et a entamé la discussion avec le jeune homme qui lui faisait face. Machinalement. “Je travaille dans la vente, donc je suis habituée à parler toute la journée… mais toujours des mêmes choses, dans un contexte professionnel, explique-t-elle. Moi, j’aime plutôt élargir les conversations: on vient tous d’horizons différents et on a peut- être des dizaines de points communs.” Valentina est arrivée à Barcelone un jour d’hiver, au moment où la pandémie prenait ses quartiers. Sans repère, elle a “très peu parlé aux autres”, au point d’installer Tinder dans l’espoir de se faire de nouveaux amis, sans succès. “Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il est très difficile de rencontrer des gens simplement pour bavarder: il y a soit une méfiance de la personne abordée, soit un intérêt derrière l’approche.” Dans le cas qui l’occupe, l’Italienne n’a pas tout à fait tort: son interlocuteur n’est pas là par hasard. Adrià Ballester a 27 ans, porte un T-shirt blanc, un double anneau à l’oreille gauche et la volonté de faire du parvis de l’Arc de Triomphe un lieu d’échange et surtout d’écoute. Depuis 2017, il y place toutes les semaines deux sièges de camping, s’installe sur l’un d’eux, s’empare d’un livre et attend. Il attend que quelqu’un, comme Valentina, ait envie de parler avec un inconnu, sans limite de sujet ou de temps. Depuis le début de son expérience, le Free Conversations Movement l’a amené à rencontrer une survivante de l’Holocauste, une jeune fille abusée par son frère, un Colombien auteur d’un meurtre impuni… Des histoires dingues ou complètement banales dont les protagonistes partageaient un point commun: le besoin d’être entendu.
Il n’y a pas de prétention de changer le monde, mais une conversation au bon moment peut changer la vie d’une personne.
Le rôle du prêtre
Adrià a fait le calcul: en quatre ans, il a déjà discuté avec plus de 1500 personnes. “Des chiffres bons pour le marketing, mais le concept existe surtout pour ceux dont l’urgence de parler à quelqu’un est à son comble.” Selon lui, ce groupe représente 15 à 20% des gens qui s’asseyent. Ils ont généralement entre 30 et 35 ans ou alors la soixantaine, et sont socialement isolés, et surtout, ce sont principalement des hommes. Rien qui puisse étonner Lorencia, une prof d’anglais venue corriger ses copies sous l’Arc et qui a fini sur la chaise d’Adrià. “Je ne veux pas paraître sexiste, mais beaucoup d’hommes ne savent pas comment s’exprimer. Mon compagnon, par exemple, a du mal à se confier à moi, mais je pense qu’il pourrait s’ouvrir plus facilement à une personne qu’il ne connaît pas.” Parce qu’il est sûr de ne pas être jugé? Parce qu’il veut éviter de blesser ou de faire porter un fardeau à un proche? Peut-être un peu des deux. Adrià l’a compris et évite donc de donner son opinion. Il écoute, simplement. Une consigne qui fait d’ailleurs partie du manifeste que signent tous ceux qui désirent rejoindre le Mouvement en tant que volontaires. “Notre anonymat et le panneau renseignant une conversation libre et gratuite rassurent beaucoup de gens, qui vont donc droit au but, sans tabou, pense Carlos, bénévole bientôt quadragénaire. On campe un peu le rôle qu’avait le prêtre au siècle dernier, puisque les gens nous confient beaucoup de choses à propos desquelles ils se sentent mal. Sauf qu’ici, il n’est plus question de foi ou de religion, mais plutôt de se délester d’une pierre enfouie à l’intérieur de soi.”
Ce soir, ils sont une dizaine à se succéder au parloir du Triomphe, visiblement peu gênés par la foule qui entoure, observe, filme la scène. Ces babillards sont dans leur bulle et mènent la discussion. Au feeling. “Quand ça ne vient pas naturellement, je commence par demander ce qui occupe mon camarade à ce moment précis, dévoile Adrià. Mais je ne m’attarde pas dessus, je le questionne plutôt sur ce qui l’occupe ensuite, et ensuite, et encore ensuite. Ça lui permet de réfléchir à l’ensemble des éléments de sa vie, de dresser une liste. Une fois que j’ai cette liste des désagréments, je lui demande lequel a le plus d’impact sur sa vie. Et on démarre là-dessus.” Pour Robbie, le choix n’a pas dû être aisé lorsqu’il s’est installé en face d’Adrià il y a quelques mois. Vénézuélien d’origine, fan de musique, il a vu ses rêves de tournées douchés par des parents un peu trop portés sur les études et les diplômes. Malheureux dans son job de comptable comme dans la vie, il a ensuite contracté une maladie des os. Puis il a fait appel à un psychothérapeute, se sentant “coupable d’avoir laissé les autres décider à ma place ce qui était le mieux pour moi pendant tant d’années, confie-t-il aujourd’hui. Comme je suivais une thérapie, je n’avais pas réellement besoin de discuter avec Adrià, mais ça m’a fait du bien de lui dire ce qui m’arrivait. Comme beaucoup de gens, j’avais du mal à me rendre compte de ce que je vivais vraiment. Une fois que j’ai abordé mes problèmes et la façon dont je pensais les résoudre, j’ai eu une sorte de déclic dans mon esprit, une libération. Adrià essaie de faire prendre conscience de toute l’étendue d’une existence et fait passer le message que les choses ne sont pas figées, mais relatives.” Aujourd’hui, Robbie est tatoueur dans le quartier central et branché d’Esquerra de l’Eixample. Son histoire pourrait
très bien se retrouver sur le site du Mouvement, au milieu des autres “extraits de dialogues que je trouve les plus inspirants et que je publie dans l’espoir qu’ils puissent aider d’autres gens”, glisse Adrià. Par le passé, il a mis en contact une jeune fille et une dame âgée qui avaient connu la même expérience du viol. Les discussions entre les deux femmes ont permis à la jeune d’oser porter plainte, pour pouvoir se reconstruire. “Il n’y a pas de prétention de changer le monde, mais une conversation au bon moment peut changer la vie d’une personne.”
Le déclic Ramón
La sienne a changé un jour d’hiver 2017. Alors qu’il assiste à une réunion d’équipe du département des ventes de son employeur TripAdvisor, Adrià reçoit une remarque piquante de son chef. “Depuis mes débuts dans le monde professionnel, j’avais eu l’habitude de travailler toujours plus pour constamment augmenter mes revenus, témoigne le Catalan. À cette époque, mon ex avait emménagé chez moi, j’ai donc arrêté de travailler la nuit. Je commençais à perdre de l’argent. Ça me stressait terriblement, je n’étais plus heureux.” Cette remontrance est celle de trop. Calmement, Adrià rassemble ses affaires, se lève et quitte les lieux. Puis il marche, longuement, dans les rues de Barcelone. Pour éviter une explication avec sa copine de retour à l’appartement, il pousse même jusqu’au sommet du pic de Tibidabo, dans le parc de Collserola, à l’ouest. Là-haut, il fait nuageux, noir, froid et silencieux. “Il n’y avait que la ville et moi: pas de musique dans mes oreilles, aucune pensée dans ma tête.” Soudainement, un homme s’approche de lui. “Je me suis demandé pourquoi il venait se foutre juste à côté de moi, alors qu’il avait toute la montagne pour lui! » Ramón est bedonnant, âgé et doté d’une interminable barbe blanche. Il donne surtout l’impression d’avoir, lui aussi, passé une sale journée. Alors Adrià l’interpelle. “Il m’a répondu: ‘J’ai 80 ans, je n’ai pas de mauvaise journée.’ Je lui ai expliqué ce qui m’était arrivé. Il a simplement commenté: ‘Quand tu auras 80 ans, tu auras oublié tes problèmes actuels. Ce n’est pas un cancer ou un accident de voiture, c’est une mauvaise journée.’” La conversation dure une demi-heure, ne déborde pas d’éléments philosophiques profonds, mais elle suffit à rendre le sourire au jeune homme. Qui cogite sur le retour et est convaincu, enfin, que s’il n’est pas satisfait de sa vie, c’est parce qu’il travaille 10 à 12 heures par jour. “Sur le coup, j’ai trouvé vraiment dommage de ne pas pouvoir discuter plus souvent avec des inconnus.” Le lendemain, Adrià est viré. Quelques jours plus tard, il emporte deux chaises dans une grosse valise, les déploie devant la cathédrale de Barcelone et crée les Free Conversations. Les premiers à s’asseoir sont des touristes japonais. “Ils ne parlaient ni anglais ni espagnol, donc on n’a pas pu communiquer et ils sont partis. Quel échec! Je me suis demandé ce que j’étais en train de faire.” Le Barcelonais n’en démord pourtant pas et décide de réitérer l’expérience le week-end suivant sous l’Arc de Triomphe. Plus de 200 week- ends plus tard, il est toujours là le samedi et le dimanche dès 11h.
On campe un peu le rôle qu’avait le prêtre au siècle dernier, puisque les gens nous confient beaucoup de choses à propos desquelles ils se sentent mal.
Garder la tête froide
Depuis, Adrià a été rejoint par une dizaine de volontaires barcelonais qui se relaient pour investir la place et poser cet acte militant d’occupation utile de l’espace public. “J’ai été volontaire toute ma vie”, retrace Carlos, paré – une fois n’est pas coutume – à se confier, dans un café du quartier d’El Born. “Restaurant social, orphelinat, ligne téléphonique d’accompagnement… J’ai même distribué des free hugs sur les Ramblas pendant plusieurs années. J’ai toujours pensé que c’était beau de donner, même si au fond, c’est un peu égoïste: je fais ça pour aider, mais aussi pour me sentir bien, ça me permet d’ouvrir mon esprit à autre chose qu’à mes problèmes du quotidien.” S’il souligne l’aspect généralement joyeux des conversations qu’il partage sur ses chaises, Carlos est également prêt à gérer ses émotions en cas de surprise. “J’ai évidemment de l’empathie, mais je garde la tête froide”, abonde celui qui a dû réunir tous ses efforts pour se taire, un jour où une jeune fille de 18 ans lui a confié attendre un homme d’une soixantaine d’années pour passer la journée avec lui contre 150 euros. “Ce serait dommage que je laisse parler mes sentiments, alors que souvent, les conversations se terminent sur une note positive.” À l’heure où des volontaires pointent le bout de leur nez au Mexique, à Taïwan, Puerto Rico, en France et bientôt en Inde, Adrià aimerait leur proposer des formations auprès de coachs professionnels. “C’est très difficile d’écouter réellement les autres. Je l’ai compris le jour où j’ai commencé à écrire es histoires des interlocuteurs sur mon site. Il y avait plein de choses que je n’avais pas comprises: pourquoi cette personne très importante dans la vie de mon camarade était-elle partie en Angleterre? Pourquoi ce gars était apparu à ce moment-là? J’avais oublié de demander parce que je n’écoutais pas activement, parce que je pensais déjà à ce que j’allais dire ou parce que je rapportais ce qu’il me disait à ma propre expérience.” S’il espère un jour vivre de son Mouvement et quitter son actuel job de commercial dans une boîte informatique, Adrià n’entend jamais se comparer aux professionnels de l’accompagnement mental. Après avoir entendu tant d’histoires terriblement tristes et partagé autant d’émotions fortes, il a d’ailleurs lui-même fait appel à un psychologue. “Moi aussi, j’ai quelqu’un qui m’écoute.”
PAR ÉMILIEN HOFMAN, À BARCELONE
PHOTOS: BÀRBARA BALCELLS MATAS POUR SO GOOD
Reportage tiré du numéro 6 de So good.