Ils représentent environ 7% de la population hongroise, mais depuis la montée de l’extrême droite de Viktor Orbán, leurs vies se compliquent encore et encore. Les Roms de Hongrie sont parqués dans des ghettos, n’ont pas le même accès à l’éducation et sont discriminés par l’outil législatif lui-même. Iannos et Szolti n’en ont pourtant que faire: ils veulent démonter les préjugés en montrant la réussite des Roms, et ce, avec un genre de Redbull Rom.
Leur voiture traverse cahin-caha les rues de Kiskőrös, bourgade endormie de 20 000 habitants posée sur la grande plaine hongroise. Au volant, Szolt Bankuti, et à ses côtés, Iannos Hosszu. En Hongrie, on pourrait dire que Szolti, comme on le surnomme, est “blanc” et Iannos “noir” – comprendre un membre de la communauté rom. Peu importe, ils ont tous les deux la même allure rondouillarde qui leur donne un physique de seconds rôles chez les Soprano. En version magnanime et bienveillante. Au cinéma, ils seraient parfaits en duo dans un feel good movie où “finalement l’humanité transcende les différences”. Il y a un peu de ça chez Szolti et Iannos. Parce qu’il est bien difficile de voir autre chose que deux cinquantenaires devenus potes qui essaient ensemble de réduire la distance et quelques fois la méfiance entre Roms et non-Roms. Par petite touches concrètes plutôt que grandes déclarations d’intention. Ce jour d’été, ils se rendent dans une usine d’embouteillage de Kiskőrös, la société Bubee. C’est le dernier projet de Iannos. Szolti n’y est pour rien, mais il a tenu à l’accompagner. Parce que cette nouvelle aventure est sortie d’un rêve de Iannos. Littéralement. Un matin, il s’est réveillé en se disant qu’il allait lancer une boisson énergisante, comme frappé d’une révélation.
C’est fatiguant, tous les jours, il faut se battre. On est dans un pays où les gens ne sont pas intéressés par les initiatives positives.
Iannos Hosszu
Mieux encore ; il allait baptiser le produit “Gypsy feeling”, histoire de montrer à la Hongrie, et peut-être même au monde, que les Roms pouvaient réussir dans l’entrepreneuriat et les idées qui rapportent, plutôt que dans l’assistanat d’État. Il n’a aucune idée de pourquoi son subconscient a toqué à la porte avec cette idée de boisson énergisante, si ce n’est qu’il y a vu un bon raccourci avec l’âme de son peuple. “Les energy drinks, c’est comme les Tziganes, tu adores ou tu détestes, c’est fort en goût et tu ne peux pas rester insensible”, résume-t-il en rigolant: “Et les gens pensent que ce n’est pas bon pour la santé, alors que tout est une question de volume.” Au saut du lit, il appelle un graphiste et un commercial pour partager son rêve et la mise en orbite de ses canettes de “Gypsy feeling.” Il pense déjà logo, “un fer à cheval parce que c’est synonyme de chance”, slogan et cœur de cible. “Il y a une grosse communauté rom en Hongrie et dans les pays voisins. Et il existe une forte cohésion entre tous ces gens. Je me suis dit que ça pouvait marcher.” En quelques jours, il a déjà une idée du contenant, reste à le remplir de contenu. Cela lui prend deux ans. Grâce à une connaissance, le fils d’un cheick koweïtien installé en Hongrie, il trouve d’abord dans cette région du centre du pays les coordonnées de la société Bubee. Elle fabrique et embouteille des jus de fruit, des sodas, du Spritz déjà mixé ou des vins pétillants en canettes. Une fois le partenaire trouvé, il a fallu encore une autre année d’élaboration du produit qui a été finalement commercialisé au printemps dernier. “Quand il est venu me voir, j’ai tout de suite trouvé l’idée géniale”, s’enthousiasme Gabor, le directeur de Bubee, le fabricant. Depuis son lancement, la boisson est vendue uniquement sur le net, en attendant mieux. “On ne voulait pas se précipiter”, freine Iannos qui concède avoir reçu un tas d’offres de distributeurs. Sur les 150 000 canettes fabriquées, 20 000 ont déjà été vendues en Hongrie, mais aussi en Roumanie, Slovaquie et Allemagne. Un honnête décollage commercial que Iannos veut utiliser pour lutter contre les solides stéréotypes qui collent à la mauvaise réputation des Roms.
Orgueil et préjugés
Après avoir salué Gabor et quitté l’usine, Szolti et Iannos reprennent la route pour Dunaújváros, située à 40 kilomètres et dont ils sont tous les deux originaires. Il résume la genèse du projet: “J’ai voulu lancer cette boisson pour réduire le fossé entre la population. Les Roms sont souvent réduits à des pratiques sociales négatives qui sont finalement juste des différences culturelles. On colporte plein de choses: on préfère faire l’éducation de nos enfants plutôt que de les inscrire à l’école. On arrive toujours en retard au travail. Et puis on est responsable de quasiment toutes les formes de criminalité.” Pas aveuglé par les faits et les réalités, il admet que “ces stéréotypes négatifs sont en partie justifiés”. Iannos veut montrer une autre réalité, celles des Roms qui ont réussi: “Je connais des médecins, des ingénieurs, et j’aimerais qu’ils soient des vecteurs pour faire connaître la boisson et montrer une autre image de nous.” Ils arrivent dans les environs de Dunaújváros, la ville nouvelle du Danube que l’on traverse par un large pont au-dessus d’une eau trouble au débit pépère. Dunaújváros a d’abord été une usine avant d’être une ville. Les habitants se sont agrégés au plus grand haut fourneau du pays construit en 1949, et le village de quelques centaines d’habitants est rapidement devenu une prospère cité industrielle. En signe de respect au grand frère soviétique, les autorités hongroises avaient baptisé la nouvelle ville Sztálinváros, la ville de Staline, et démontré ainsi que l’homme nouveau allait pouvoir s’épanouir dans cette vitrine du collectivisme triomphant.
De cette utopie, il reste une ville aux larges avenues de 50 000 habitants qui fait penser à un musée vivant de l’urbanisme communiste, même si, comme partout en Europe centrale, la statue de Staline qui trônait le long de l’artère principale a été déboulonnée à la chute du mur. Les usines sont toujours là, ont été privatisées et cédées à des entreprises chinoises, autrichiennes ou néerlandaises et ont divisé par deux leurs effectifs. C’est dans ce contexte que Iannos, depuis vingt ans représentant élu de la communauté rom qui compte 2000 personnes, et Szolti ont décidé de s’unir pour offrir des emplois et des formations à une population peu qualifiée. Ces deux-là se rencontrent en 2011, à la création de DHHF, un sigle qui en hongrois signifie “Employer des personnes désavantagées à Dunaújváros.” À son début, elle est entièrement financée par le gouvernement local rom et vise pourtant tous les publics, sans distinction ethnique ou culturelle, partant du principe que la précarité sociale des Roms alimentait les fantasmes des non-Roms et finalement désagrégeait un déjà fragile vivre-ensemble. Dès le lancement du projet, Iannos a préféré “être actif”, plutôt que de tenir de longs discours lénifiants. “Moi, je veux être utile à la société, je n’ai pas de réponse ni de recettes miracles pour lutter contre les préjudices avec les mots. Si quelqu’un vient me voir, je ne peux pas seulement répondre : ne vous haïssez pas. Ce sont des mots vides de sens.” Il dit “croire à la discussion, avec tout le monde. Même les racistes qui déboulent sans prévenir dans notre centre communautaire.”
Avant, pour moi, les Roms étaient tous des voleurs. Là, je pense que ce projet est un bon exemple d’intégration.
Istvan Meszaros
Devant le bâtiment où sont logés ses bureaux, il y a une foule de jeunes et moins jeunes, roms et non roms, étudiants et actifs, pour la plupart identifiés d’un gilet jaune. Quelques-uns traînent un râteau à la main, leur outil de travail. C’est jour de paye, et les bénéficiaires des emplois dénichés par Iannos et Szolti font la queue devant ce petit immeuble de trois étages à la façade lézardée par le temps. Les uns après les autres, ils s’arrêtent devant une table installée devant les escaliers, signent une fiche de paie avant de repartir avec leur salaire en cash. Parmi eux, Istvan Meszaros, un homme de soixante-quatre ans au visage fatigué. Sa trajectoire personnelle raconte en creux la réalité des laissés-pour-compte de la conversion du pays au capitalisme. Employé dans une usine de la ville jusqu’à la crise de 2008, il se met à son compte en tant que peintre en bâtiment quelques années avant de perdre toute activité il y a trois ans. Depuis, il bénéficie de l’un de ces emplois aidés et subventionnés créés par Iannos et Szolti. “J’assure l’entretien des parcs et des espaces publics”, dit-il, ce qui lui assure un salaire mensuel de 110 000 forints (380 euros). Une partie est payée par l’État et les collectivités, et l’entreprise d’insertion offre une rallonge pour ceux “qui travaillent bien”, précise Iannos. En faisant équipe avec des Roms, il assure qu’il a changé de point de vue. “Avant, pour moi, c’était tous des voleurs. Là, je pense que ce projet est un bon exemple d’intégration.” “On travaille en équipe, donc on ne se pose plus ces questions”, renchérit de son côté une femme de 58 ans en attente de sa paye.
Agent d’entretien des espaces publics, couvreur ou vendeuse en magasin, les emplois proposés sont peu qualifiés, mais offrent un répit, un salaire minimum ou un job d’été aux étudiants de la région, à déjà 3000 personnes depuis sa création. Ils sont aussi dépendants du bon vouloir de la municipalité. “Quand nous avons lancé le projet, nous sommes allés voir le maire”, se rappelle Iannos: “On ne lui a pas demandé de l’argent, mais des emplois.” Le maire étiqueté Fidesz (le parti au pouvoir) refuse dans un premier temps, avant d’ouvrir la porte à l’expérimentation. “Petit à petit, on a gagné des appels d’offre tout simplement parce qu’on était meilleurs et moins chers”, rembobine Iannos. L’implantation de l’entreprise d’insertion crée rancœur et jalousie. “On avait un contrat de déneigement qu’on assurait très bien. Sauf que la nuit, des entreprises qui avaient perdu l’appel d’offres ramenaient la neige pour nous disqualifier.” Il raconte cette anecdote avec moins de rage que de lassitude. “C’est fatiguant, tous les jours, il faut se battre. On est dans un pays où les gens ne sont pas intéressés par les initiatives positives.” Il y a quelques années, Iannos avait décidé de créer un club de boxe. “On voulait juste offrir une structure et un cadre aux jeunes pour qu’ils aient quelque chose de valorisant à faire plutôt que de traîner dans la rue”, justifie-t-il. Mais rapidement le projet essuie des critiques. “On nous a accusés de vouloir entraîner des jeunes au combat. De créer des futurs terroristes”, poursuit-il. Finalement, tout s’est apaisé, surtout depuis qu’un jeune Rom de Dunaújváros, Maté Horvath, a été couronné vice-champion d’Europe dans sa catégorie des U16. Le potentiel terroriste est devenu une fierté pour toute la ville.
Action réaction
Quand il annonce son projet de lancer “Gypsy feeling”, quelques responsables politiques locaux sautent sur l’occasion pour dénoncer une “initiative communautariste”. Sur les réseaux sociaux commencent à fleurir des commentaires critiques. Les attaques viennent surtout des membres d’un parti politique récent, Mi Hazánk, créé par des dissidents et opposants à la stratégie de recentrage du très droitier parti Jobbik. Mi Hazánk avait notamment annoncé la création d’une légion nationale, un groupe d’auto-défense destiné à combattre le crime, en mai 2019. Sur sa page Facebook, le parti dénonce une démarche raciste destinée à exclure une partie des Hongrois. Il annonce d’ailleurs une conférence de presse dans les jours qui précèdent les élections municipales d’octobre 2019 en espérant tirer bénéfice de la mise sur le marché de “Gypsy Feeling.” Pas impressionné ni même en colère, Iannos décroche son téléphone. “On a discuté, j’ai expliqué que ce projet cherchait juste à tirer des revenus pour financer localement des actions sociales. Que finalement, on défendait les mêmes idées : donner du travail à ceux qui en ont le plus besoin parce qu’on aime notre pays. Et ils se sont rapidement calmés.” Il concède qu’aujourd’hui, toutes les organisations politiques locales reconnaissent le travail mené et la sincérité de ses intentions. Même Viktor Orbán, le tout puissant premier Ministre, de passage à Dunaújváros pendant la campagne des législatives d’avril 2018, avait souligné la pertinence des actions. Il n’empêche que Iannos n’attend guère plus qu’un adoubement plus ou moins sincère des responsables politiques. “J’étais le représentant du comté et j’ai démissionné parce que j’en avais marre du fonctionnement de la politique. Ils parlent, mais ne font rien. Personne ne m’écoutait vraiment.” Loin du milieu politique, il est désormais heureux. “Là, je suis dans le faire.”