Comment redynamiser un bled de 700 âmes, “désagricolisé” et vidé de ses petits commerces ? Benoît Hennart, maire de Quittebeuf, a trouvé une recette pour rapatrier boulangerie, café et pizzeria au village : elle inclut de l’huile de coude et quelques emprunts à titre personnel.
Elle diffère légèrement depuis le début de la pandémie, mais en temps normal, la morning routine de Benoît Hennart est bien huilée. Le maire de Quittebeuf, commune de la campagne normande (Eure), se rend d’abord à la garderie pour vérifier qu’un membre du personnel n’est pas malade, par exemple ; le cas échéant, il peut se transformer en “nounou”. Il rejoint ensuite la mairie pour “faire [son] courrier”, payer des factures, puis monte dans un car pour accompagner les enfants de l’école primaire de Bernaville, juste à côté, avant de revenir à la mairie pour régler d’autres factures. De temps en temps, il joue les postiers quand la factrice est elle aussi malade. Il est déjà midi. Benoît passe alors en cuisine. Là aussi, il lui arrive de se coiffer d’une charlotte et d’assurer les deux services de l’école maternelle. C’est déjà l’après-midi. Jusqu’au dîner, Benoît déambule dans tout Quittebeuf, un impressionnant trousseau de clés à sa ceinture, celui qu’il ne quitte jamais et qui ouvre toutes les portes du village. À portée de main, sa trousse à outils. Ça se passe comme ça à Quittebeuf: l’édile accomplit lui-même une bonne partie des travaux communaux. Feux rouges cassés, toilettes de la salle des fêtes bouchées, routes crevassées, etc. Tous les dimanches, c’est même lui qui remonte l’horloge de la mairie. Et puisque Benoît n’a décidément rien contre le dépassement de fonction, il s’applique aussi aux petits dépannages quotidiens de ses administrés. “Tout le monde a mon numéro de téléphone et peut m’appeler jour et nuit, indique ce petit moustachu de 58 ans. Pas plus tard qu’hier, dans la même après-midi, je suis allé réparer une télévision, déboucher des chiottes et ramasser le dentier d’une mamie perdu derrière un meuble.”
Sur mon premier mandat, j’ai fait économiser 300 000 euros à la commune
Benoît Hennart, maire de Quittebeuf
Avant de devenir maire, Hennart travaillait dans le “bâtiment”, la charpente, la menuiserie ou l’isolation. Il s’est occupé de gros chantiers, comme l’université de pharmacie de Caen. Il a pris sa retraite au moment de son élection, en 2008. Mais Benoît n’a pas été choisi pour ses qualités d’homme à tout faire. Son programme était plus ambitieux. À savoir: mettre fin à l’exode rural en remettant de la vie sociale et économique dans sa cité par la sauvegarde des petits commerces. Hennart est un nostalgique. Il s’est installé à Quittebeuf dans les années 1980, et à l’époque, la commune comptait quatre bars, deux boucheries, une mercerie, un salon de coiffure, un garage et même une discothèque. En 2011, plus aucun de ces établissements n’avait pignon sur la départementale 39, celle qui fend Quittebeuf en son cœur et où, jadis, il était conseillé d’élire domicile. Pour caricaturer: à part solliciter le Seigneur dans l’église Saint-Pierre, se rendre au monument commémorant les morts des deux guerres mondiales ou compter les briques rouges de la mairie, il n’y a plus grand-chose à faire à Quittebeuf.
Il n’y a d’ailleurs plus grand-chose à faire dans beaucoup de communes rurales françaises, puisque selon l’Insee, 59% d’entre elles n’ont plus aucun commerce de proximité. Quittebeuf est entourée de sept communes rassemblant guère plus de 2000 habitants et qui ne disposent, elles non plus, d’aucun commerce. Le maire a fini par comprendre pourquoi ; avec l’ouverture d’un Leclerc et d’un Intermarché au Neubourg, à quinze minutes de voiture, l’emploi s’est progressivement dissout dans la modernité. Ce que l’on a fini par appeler la “désagricolisation”. “Historiquement, on vivait de la culture de céréales: blé, colza, lin, maïs, resitue l’élu. Et la betterave. Il y avait également des exploitations fermières animalières: des vaches qu’il fallait traire manuellement, mais également nourrir et dont il fallait curer les étables, puis des bergers pour prendre soin des moutons et des charretiers s’occupant de la force motrice de la ferme: le cheval. Mais tout ça, c’est terminé, aujourd’hui.” Après le constat des dégâts, M. le maire passe à l’action. En 2012, il trouve quelqu’un pour reprendre une boulangerie, mais ce quelqu’un n’a pas les 80 000 euros nécessaires pour la rénover. Un problème? Pas de problème. Benoît demande un coup de main à ses enfants pour retaper les lieux, bénévolement. “Sur mon premier mandat, j’ai dû faire économiser 300 000 euros à la commune dans divers travaux”, chiffre-t-il. La nouvelle boulangerie peut ouvrir ses portes.
Plus de 25 000 communes françaises sans troquet
Sur sa lancée, la commune rachète la licence IV du dernier café après sa fermeture. Là encore, le contexte est plus global. Et ne date pas d’hier: selon différentes études, on estime à 500 000 le nombre de cafés en France au tout début du XXe siècle, et encore 200 000 dans les années 1960. Selon les données du CRÉDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) pour France Boissons, leader français de la distribution de boissons, il n’y avait plus que 34 669 troquets en 2016, répartis dans seulement 10 000 communes sur les 36 000 que compte le pays. La désertification des campagnes et la tertiarisation du pays en seraient les principales causes. Quatre ans plus tard, la crise de la Covid-19 n’a évidemment pas amélioré les choses. Pourtant, dire que les Français sont attachés à leurs bistrots n’est pas un lieu commun. D’après l’IFOP, huit personnes sur dix venant d’une commune de moins de 5000 habitants souhaitent qu’un café rouvre ; selon l’UMIH (Union de métiers et des industries de l’hôtellerie), 89% des Français considèrent qu’un établissement CHR (café, hôtel, restaurant) participe “assez” ou “beaucoup” au lien social dans la commune. Benoît Hennart est également de cet avis. Il effectue alors le stage pour obtenir le permis d’exploitation de la licence IV, qui permet de servir de l’alcool, s’endette à hauteur de 200 000 euros sur 20 ans pour racheter les murs de l’ancien café. “Je préfère m’endetter plutôt qu’endetter la commune, ça évite d’augmenter les impôts”, tranche-t-il.
Tout le monde a mon numéro de téléphone et peut m’appeler jour et nuit
Benoît Hennart
Pour ne pas perdre sa licence (il faut impérativement servir de l’alcool au moins une fois par an pour la conserver), des “repas licence IV”, baptisés ainsi par monsieur le maire, sont organisés annuellement, avec Benoît Hennart derrière le zinc. En novembre 2017, il trouve enfin des repreneurs, un couple, grâce à une annonce mise sur Le Bon Coin par ses enfants –encore eux. Contre un loyer de 500 euros par mois, le bar-restaurant-épicerie-point-relais Au P’tit Canon accueille ses premiers clients. Le boucher, lui, a quitté la commune ; il faut dire qu’il “passait plus de temps au bar que dans sa boutique”. Alors, Benoît a pris ses responsabilités, encore une fois. Il retape une grange communale, aménage un local de 39 m2 avec deux chambres froides, un vestiaire, plusieurs lave-mains, et dégotte un nouveau boucher grâce à une petite annonce postée, cette fois, sur le site de SOS Village: une opération solidaire menée en partenariat avec le JT de 13h de TF1, qui met en relation repreneurs et commerçants dans toute la France. “Mais un boucher sans CAP, ce qui était son cas, n’a pas le droit d’avoir de salarié, précise Hennart. Il n’a pas pu grossir et a fini, lui aussi, par rendre son tablier au bout de quelques mois…” Déçu mais jamais à court de ressources, Benoît se laisse charmer par un type de commerçant encore inconnu à Quittebeuf: un pizzaïolo. Il repart pour un tour de travaux, et le 1er mai 2020, jour de son ouverture, Latourdepizz vend 200 pizzas. Elle assure, depuis la pandémie, un service à emporter.
18% d’habitants en 15 ans
Grâce à tout ça, la notoriété de Benoît Hennart a dépassé l’environnement quittebeuvien. Des quotidiens régionaux et quelques télévisions nationales sont venus le voir. “J’ai même fait Femme actuelle”, sourit la néo-vedette. Une médiatisation qui n’a pas échappé à Patrick Vignal, ancien président de l’association d’élus locaux Centre-Ville en mouvement, qui milite précisément pour la renaissance du cœur des communes. Par ailleurs député LREM de l’Hérault, il est passé, lui aussi, rendre visite à Benoît en 2018. “Un beau parleur, ce Vignal, tranche Hennart. Quand il est venu, il m’a promis que l’État allait me donner de l’argent pour ma boucherie, qu’il était hors de question que je mette le moindre centime, mais je lui ai rappelé que c’était interdit d’utiliser de l’argent public pour un bien privé… En revanche, devant quelques journalistes locaux, je lui ai proposé qu’il demande à chaque député de l’Assemblée de me donner, à titre personnel, 100 euros pour la boucherie. Et que ça commence par lui. Il l’a fait, un peu pris au piège.” Sans surprise, le maire n’a plus jamais eu de nouvelles du député.
Sans surprise non plus, les actions de Benoît ont eu l’effet escompté: au dernier recensement, Quittebeuf comptabilisait 677 habitants, soit une augmentation de 18% de la population depuis 1999. Mission accomplie, mais pas totalement terminée. Hennart a encore plein de projets, dont celui d’installer l’espace de vie sociale de “La Lanterne”, un lieu associatif de proximité où se déroulent des activités collectives, dans l’ancienne salle des fêtes. Cette fois, il ne devrait rien débourser. Ni entreprendre de travaux. “J’ai donné tout ce que j’avais, tout ce que j’ai pu emprunter et je n’ai toujours pas trouvé un trésor, dit-il. Je serai mort avant que les différents loyers me remboursent.” Avant que ce jour n’arrive le plus tard possible, que va bien pouvoir faire Benoît Hennart de son temps libre désormais? Il a bien une idée. “Je n’ai pas trop eu le temps de m’occuper de mes enfants, alors j’espère me rattraper avec mes petits-enfants, puisque je suis papy, désormais. Ça doit d’ailleurs être ma seule bonne nouvelle de 2020!”