Visuel Thierry Marx : “La cuisine, c’est une clé du lien social” crédits : Maud Audouin
18.10.23

Thierry Marx : “La cuisine, c’est une clé du lien social”

Rencontre avec le chef étoilé Thierry Marx, on parle avec lui bon bistrot, cours de gastronomie, précarité alimentaire et changement de vie.

Nous avons rencontré le chef étoilé Thierry Marx lors du festival Atmosphères, à Courbevoie, un événement qui mêle arts, cinéma et sciences pour mieux appréhender les enjeux environnementaux et sociaux de demain.

Connu pour son engagement social et ses multiples projets associatifs, le chef a également été élu, en 2022, pour quatre ans à la tête de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (Umih), le principal syndicat patronal de l’hôtellerie-restauration. Il possède à son actif plus d’une dizaine d’écoles de cuisines et de nombreux restaurants dont le dernier en date, Onor, est composé à 20% de personnes issues de ses écoles destinées à la réinsertion professionnelle, « Cuisines Mode d’Emploi ». Également engagé dans la lutte pour le bien manger accessible à toutes et tous, Thierry Marx est devenu une personnalité dont les revendications résonnent avec le contexte actuel, en effet, en 2022, c’était plus de deux millions de personnes qui bénéficiaient de l’aide alimentaire. 

Comment faire pour changer notre façon de manger ?

Il faut parler un peu moins et agir un peu plus… Et surtout, convaincre que c’est dans l’intérêt général ! Nous sommes, trop souvent, confrontés à des propos et des rhétoriques de plateaux télé d’une brutalité absolue, qui circulent et qui, finalement,  nous opposent les uns aux autres et font fuir le bon raisonnement. Le but n’est pas de sensibiliser et convaincre une élite mais bel et bien tout le monde. Et pour cela, nous avons besoin de messages sensés et intelligibles. Il faut un discours sur l’alimentation qui permette à chacun de mieux appréhender les choses. Surtout, il s’agit d’en ressentir personnellement les bienfaits. Bref, il nous faut du temps et de la pédagogie.

Vous parlez d’apprentissage de la gastronomie, qu’entendez-vous par là ?

Il faudrait, tout simplement, qu’il y ait des cours de gastronomie. C’est intéressant pédagogiquement, parce que vous pouvez y mixer cours d’arithmétique, de français, d’histoire-géographie, d’hygiène alimentaire, d’éducation civique… Pourquoi l’autre ne mange pas comme moi ? S’il n’y a pas d’éducation, il ne se passera rien. Avec ce mécanisme-là, je pense qu’on fera le “mangeur de demain”, comme le dit le sociologue Claude Fischler. Sinon, nous allons continuer à n’être que des consommateurs, et donc des sur-consommateurs. Quand on parle gaspillage alimentaire, on parle surconsommation. Le résultat est là : nous avons tellement surconsommé cette planète, que nous avons fini par la consumer.

Au regard de ces enjeux, la précarité alimentaire n’est-elle pas le premier obstacle à franchir ? 

Les minima sociaux, aujourd’hui, ne vous permettent pas d’avoir une réflexion sur le mieux manger, sur le moins gaspiller. Vous essayez de survivre, donc ce n’est pas votre sujet. La rhétorique des gilets jaunes au départ, c’était cela : la fin du monde, globalement, on s’en fiche, nous n’arrivons pas à boucler la fin du mois. Mieux manger, c’est mieux cuisiner, mais il y a des gens qui n’ont pas les moyens de le faire, ils n’ont parfois tout simplement pas les moyens de se payer une prise pour le four. Certains ont un reste à vivre suffisant pour manger bon et bio et d’autres, un reste à vivre insuffisant et vont manger de l’ultra transformé. Alors, si vous placez les gens d’un côté et de l’autre de la barrière sociale, de la fracture sociale, tout se complique encore davantage. Cette alimentation à deux vitesses rend les gens très malades. Le traceur de la précarité alimentaire, je le rappelle, c’est quand même l’obésité et le diabète de type deux. 

Comment faire, dès lors, pour lutter contre cette fracture sociale ? 

C’est toute une chaîne de sédimentation qu’il faut transpercer, il faut s’attaquer à tout. Vous appuyez sur un bouton, il y a trois portes qui s’ouvrent. Certains prennent la porte de la formation professionnelle, d’autres des déchets et du recyclage, d’autres de la problématique de l’eau ou de la précarité énergétique. Si vous ne mettez pas dans la boucle l’agriculture, l’industrie et la grande distribution, vous n’obtiendrez rien. Chacun campe sur ses sujets. Si l’on dit qu’il faut augmenter les prix pour mieux payer l’agriculteur et qu’il fasse de bons produits, d’autres rétorquent que les pauvres n’auront pas accès à ce mode de production. Mais non ! Selon moi, il n’y a qu’à augmenter les minima sociaux et moins taxer le travail en France, alors peut être que les gens auront du pouvoir d’achat, et dans pouvoir d’achat, il y a pouvoir.

Et celui-ci commence dans l’assiette ?

La cuisine, c’est une clé du lien social. Dès lors que vous dites aux gens, avant que l’on fasse quoi que ce soit, nous allons nous faire à manger, ça y est, vous avez ouvert le débat, vous avez ouvert le banquet, finalement. La cuisine, c’est aussi un moyen de séduction, un moyen de poser le débat. Pour moi, la cuisine est une clé planétaire pour pouvoir travailler sur l’insertion et la réinsertion, sur le gaspillage alimentaire, mais aussi sur l’agriculture.

Megan Bucknall sur Unsplash

Peut-on aller jusqu’à dire que la manière de percevoir l’alimentation peut changer la vie ?

Un jour, j’ai demandé à un agriculteur breton pourquoi il était entré chez Bleu-Blanc-Cœur [label pour une agriculture respectueuse de l’environnement, Ndr]. Il m’a dit, avant, j’avais neuf cents hectares de maïs, je cultivais et je vendais mon grain et en fonction des cours, j’étais plus ou moins bien payé. Puis, quand j’ai rencontré Bleu-Blanc-Cœur, j’ai muté, j’ai fait une dépression, j’ai changé, j’ai monté une laiterie, j’ai refait de l’herbage pour nourrir mes vaches et j’ai installé une crémerie. Je lui ai alors posé cette question : « Qu’est-ce qui te rend heureux aujourd’hui? » Il m’a répondu : un, je suis redevenu un paysan et deux, mes enfants acceptent enfin de reprendre la ferme, et en plus, je prends deux jours de congé par semaine !

Vous participez aussi à un projet intitulé « Cuisine mode d’emploi », en quoi cela consiste ? 

« Cuisine mode d’emploi » permet à des gens qui étaient éloignés de l’emploi, en précarité ou sous main de justice, de pouvoir intégrer une formation diplômante leur permettant d’adhérer à un projet métier, pas à un emploi par défaut.  Il n’y a pas de monnaie d’échange, numéraire, il y a une monnaie d’échange qui s’appelle RER : Rigueur, Engagement, Régularité. 

C’est-à-dire ?

Rigueur, c’est leur projet, ils veulent devenir cuisiniers, boulangers…. Peu importe, nous allons les aider. Engagement, c’est-à-dire lâcher la main du passé, quand il a été un peu compliqué. C’est très difficile, il faut souvent un accompagnement. Régularité, parce que pendant les douze semaines de formation, il n’y aura pas d’absence, pas de retard, il faut vraiment cumuler un certain nombre de points pour obtenir son CAP ou son CQP (certificat de qualification professionnelle). « Cuisine mode d’emploi », c’est 92% de retour à l’emploi, donc on voit que c’est possible, mais il faut faire évoluer la société. Il faut accepter que des gens n’aient, plus ou moins, pas de diplôme, et de rayer un peu l’ardoise du passé et de les mettre dans une posture où ils puissent s’épanouir.

Pour revenir à l’assiette,  qu’est-ce que, pour vous, un bon produit ?

J’ai probablement mis dix ans à le définir. À chaque fois on me parlait du bio, mais le bio c’est un cahier des charges. Je suis très respectueux des personnes qui ont participé au début du bio et protégé pas mal de choses. Mais un bon produit c’est aussi, et c’est avec les agriculteurs et les médecins que je l’ai appris, un produit qui doit avoir un impact social, environnemental et nutritionnel. Et puis de bon, nous pouvons ensuite faire bon et bio, mais il ne faut pas brûler les étapes. L’OMS le dit, la santé globale c’est : mieux nourrir la terre pour mieux nourrir les animaux, pour mieux nourrir les hommes. Et non pas juste remplir des ventres. Nous avons rendu la Terre malade, donc les animaux malades, donc finalement les hommes.

Et un bon bistrot?

Un bon bistrot c’est un restaurant agréable à manger et agréable à payer. Désormais, la plupart des bistrots ne sont plus bons et ne sont plus pas chers. Et ça, c’est dommageable, parce qu’un bistrot c’était du lien social, c’était un ancrage pour qu’un ouvrier ou un salarié puisse bien manger, au moins une fois dans la journée avec ses choix personnels. Là-dessus, le citoyen a à s’interroger, mais l’État aussi doit se demander pourquoi cela ne fonctionne plus. 

Par Louna Galtier Oriol