Elle s’est fait connaître en dansant déguisée en Pikachu pendant les manifestations chiliennes de 2019. Moins de deux ans plus tard, voici Giovanna Grandón, officiellement investie pour écrire une nouvelle page de l’histoire de son pays.
Il y a plusieurs manières d’entrer dans la lumière de la vie publique. Pour Giovanna Grandón, tout a commencé par quelques pas de danse effrénés et une chute. Le 25 octobre 2019, cette gérante d’une entreprise de transport scolaire se rend comme plus d’un million de Chiliens dans le centre de la capitale, Santiago, pour participer à “la plus grande marche du Chili”. En ce dimanche de printemps, une masse énorme de femmes et d’hommes converge vers la Plaza Italia pour exprimer son mécontentement contre les inégalités sociales, la vie trop chère et exiger plus globalement un nouveau modèle de société. L’ambiance est festive. Il y a là des happenings et des concerts improvisés, on croirait presque un carnaval. D’autant que certains arborent des déguisements absurdes. Notamment cet individu affublé d’un costume de Pokémon gonflable. La foule l’encourage: “Baila Pikachu!” Alors Pikachu s’exécute, le voilà qui danse frénétiquement, avant de se prendre les pieds sur le trottoir et de chuter face contre terre. Quelques instants plus tard, l’animal jaune se relève et se remet à danser sous les vivats de la foule. La scène est filmée. La vidéo du Pokémon virevoltant casse immédiatement les internets. Après cette journée, qui marque un tournant dans l’histoire récente du pays, le pays s’interroge: qui se cache derrière ce costume grotesque? La réponse est donc Giovanna Grandón, 45 ans, mère de quatre enfants, deux fois grand-mère.
Un an et demi plus tard, Grandón reçoit en legging et T-shirt dans sa modeste maison du quartier populaire de Lo Hermida. Le bus scolaire qu’elle conduit est garé devant le portail. Dans le patio, les mouches tournoient, les enfants jouent, les chiens aboient, et Giovanna, tatouage de Pikachu sur le poignet, refait l’histoire du costume qui a changé sa vie. Septembre 2019, en vacances dans le Sud du pays avec sa famille, elle réalise qu’il y a un trou de 700 dollars sur son compte en banque. Une somme conséquente, surtout pour un foyer aux revenus modestes. Elle se demande ce qui a bien pu coûter ce prix sur le site de e-commerce AliExpress. Avant de trouver la réponse à son retour chez elle, début octobre. À l’époque, Giovanna se met à recevoir des colis au goutte-à-goutte. Tous sont à l’effigie du célèbre personnage jaune. Elle coince alors son fils de 7 ans qu’elle emmène parfois en voiture pour “chasser” des Pokémon. Le coupable est démasqué, c’est lui qui a acheté tout l’attirail depuis le portable de sa mère. Giovanna et son mari décident de tout renvoyer, sauf le costume, pour ne pas faire de peine au gamin qui souffre de trouble du déficit de l’attention. Après tout, ils aiment bien ce costume et se disent qu’il pourra toujours servir pour Halloween. À la fin du mois d’octobre 2019, le Chili vit des jours électriques. Pour protester contre une hausse des tarifs du métro, les collégiens, les lycéens et les étudiants se mettent à sauter par- dessus les tourniquets. En réponse,
le ministre des Transports déclare que “si les gens veulent payer moins cher, ils devraient se lever plus tôt” (au Chili, le tarif est plus cher en heure de pointe, de 7h à 9h, que le reste de la journée). Le pays s’embrase.
Comme beaucoup de gens, je ressentais de la rage et de l’impuissance devant les inégalités. Je voulais dire ça suffit, on en a marre d’être ignorés par les élites.
Une manifestation gigantesque s’autoconvoque, le dimanche 25. Hors de question pour Grandón de ne pas en être. “Comme beaucoup, je ressentais de la rage et de l’impuissance devant les inégalités. Je voulais dire ‘ça suffit’, on en a marre d’être ignorés par les élites, de se faire marcher dessus, il fallait que je participe.” Juste avant d’attraper le bus pour aller en ville, Giovanna se dit qu’enfiler ce costume de Pikachu traînant chez elle pourrait marquer le coup. Une épiphanie qui fait d’elle une célébrité. La fille aînée de Giovanna, Michelle, âgée de 24 ans, décide de créer un compte Instagram pour sa mère. Les abonnés se multiplient. Elle qui ne connaissait même pas ce réseau social et utilisait à peine Facebook découvre, hallucinée, sa notoriété. Des graffiti à l’effigie du Pokémon apparaissent sur les murs de la capitale et les pancartes des manifestants. Du jour au lendemain, Giovanna devient la tia Pikachu, “tata Pikachu”, une icône de l’estallido social.
Les avengers chiliens
Cette aubaine, Giovanna veut en faire quelque chose. La tia connaît les problèmes de son pays. Gamine, elle a vu la dictature tuer des manifestants dans son quartier de Lo Hermida. Elle-même a jeté quelques pierres sur les camions militaires. Et puis elle a vu que, malgré le retour à la démocratie, les choses ne changeaient pas: l’éducation reste un luxe inaccessible, la santé un privilège. Avant d’être conductrice de bus scolaire, elle a été, pendant 15 ans, institutrice en classe de maternelle dans sa poblacion. Elle a vu comment on laissait les enfants des quartiers populaires à l’abandon. “Nombre de ceux que j’avais à l’école sont aujourd’hui en prison pour vol ou meurtre. Il y avait chez eux des histoires de violence familiales. Le système éducatif est pourri, l’État n’aide pas, laisse les gamins s’entre-tuer dans les quartiers. Il n’y a aucun futur pour eux.” Pendant trop longtemps, devant les injustices, Giovanna a fait comme le reste du pays. Elle a courbé l’échine. Il s’agissait avant tout de rembourser ses crédits. Et d’aller faire un tour au centre commercial pour consommer si, par bonheur, il restait quelque chose à la fin du mois. Aujourd’hui Giovanna Grandón ne va plus au mall. Récemment, une banque souhaitant surfer sur sa popularité lui a proposé d’être l’égérie de sa nouvelle carte de crédit. Elle, dont la maison est hypothéquée et qui s’est endettée toute sa vie, a trouvé cela bizarre. Elle a refusé.
Au départ, je me disais, je n’ai pas de diplôme universitaire, quelle est ma légitimité? Avant de me dire qu’en fait, la Constitution, c’était le peuple qui devait l’écrire!
L’un des leitmotivs du mouvement citoyen est “Chile Desperto”, le Chili s’est réveillé. Giovanna aussi. “J’étais comme un zombie, à demander des prêts pour acheter des véhicules de transport, et même acheter le dernier portable à la mode. Je me suis réveillée et j’ai réalisé que l’objectif dans la vie, ça n’est pas de s’endetter et le matériel. Pourtant, c’est ce qu’on t’apprend ici, être compétitif, meilleur que le voisin, gagner plus d’argent. C’est ça le modèle chilien, pas travailler ensemble.” Grandón joint les actes à la parole. Elle s’investit dans le travail communautaire, distribue des repas gratuits dans les quartiers les plus marginaux de Santiago, découvre des situations de pauvreté extrême qu’elle pensait disparues. Tous les vendredis, elle se rend avec son costume iconique aux manifestations qui ont lieu sur la Plaza Italia, rebaptisée place de la Dignité par le mouvement citoyen. La police devient plus violente. Des jeunes perdent des yeux. Elle-même reçoit un coup de poing et se fait gazer. Mais elle fait face avec d’autres super-héros un peu bancals. Il y a là le dinosaure vert, Pare Man, un homme torse nu armé d’un panneau stop en guise de bouclier, Sensual Spiderman, un type qui habituellement fait des spectacles de rue déguisé en homme araignée dans le quartier bohême de Bellavista ou encore Nalca Man, un individu qui porte en guise de costume des feuilles de Nalca (une sorte de rhubarbe chilienne). On les surnomme les Avengers chiliens: “Ces personnages sont devenus des symboles, parce que les gens avaient besoin de héros un peu marrants, auxquels ils pouvaient s’identifier. Il y avait tellement de violence, de rage, de tristesse”, croit savoir Grandón. “Tout au début du mouvement, le Chili a déterré son kit de résistance, abonde l’historien Jorge Baradit. On s’est souvenus comment faire face à un gouvernement autoritaire avec les icones des années 1980, Víctor Jara, Salvador Allende, etc. Et puis il s’est passé quelque chose de fort: ce mouvement autoconvoqué du peuple chilien, sans aucune préméditation ni représentant officiel s’est créé ses propres icones pop.”
Pinochet contre Pikachu
Après de longues semaines de lutte et quelques débordements, le gouvernement chilien, acculé, décide de faire un pas vers le mouvement citoyen. L’estallido obtient la tenue d’un référendum pour la rédaction d’une nouvelle Constitution pour le pays, l’une de ses principales revendications. L’objectif? Mettre un terme symbolique au régime de Pinochet. Si la dictature a officiellement pris fin en 1990, c’est bien la Constitution rédigée en 1980 qui régit encore le pays. Le 25 octobre 2020, soit un an après la marche du siècle, la nation chilienne se prononce à 78% en faveur d’un nouveau pacte citoyen. Il s’agit désormais d’élire les 155 personnes en charge de rédiger le nouveau texte. Une idée farfelue fait son chemin dans la tête de la tante Pikachu. Et si elle en était? Quand elle discute avec ses voisins, on lui demande souvent: “Pourquoi tu ne te présentes pas?” Sur les réseaux sociaux, on l’encourage aussi à y aller. Elle hésite. Et puis, guidée par le “sens retrouvé de la communauté”, elle se convainc qu’elle a un rôle à jouer:
“Au départ, je me demandais, sans diplôme universitaire, quelle serait ma légitimité? Avant de me dire, qu’en fait, une Constitution devait s’écrire par le peuple, pour lui-même.” Son cheval de bataille à elle, c’est l’éducation, la manière de la penser, ses valeurs. Elle ne veut plus voir les enfants de Lo Hermida devenir des braqueurs ou des trafiquants: “Les cours doivent être plus culturels. On doit enseigner aux gamins la musique, la danse, l’art. Au Chili, il y a des diamants bruts, dans plein de domaines. Il faut aussi faire travailler des psychologues scolaires dans ces quartiers.” Alors qu’au moins cinq partis politiques de tous bords lui font les yeux doux, elle refuse toutes les avances. Quelque chose a changé en elle lors de la marche du siècle. Elle veut être fidèle coûte que coûte à l’esprit du 25 octobre, à l’ambiance des assemblées de quartier. Elle crée avec d’autres la “liste du peuple”, une appellation un brin populiste qui regroupe de nombreux indépendants et est, selon elle, “l’expression la plus
pure, de ce qu’il s’est passé sur la place de la Dignité”. La tia galère pour obtenir les signatures nécessaires, mais finit par y arriver, aidée logistiquement par des gens qui, comme elles, sentent qu’il se passe quelque chose, qu’ils ont là une opportunité à ne pas laisser filer. Les instituts de sondage n’y croient pas, voient une large victoire des candidats issus des partis traditionnels. Pourtant, le 16 mai, Giovanna Grandón remporte son pari. Elle gagne un siège à l’assemblée constituante. Parmi les 155 membres élus chargés d’édicter un nouveau pacte citoyen et de mettre définitivement fin au Pinochetisme, il y aura donc un Pokémon.