Visuel En (api)thérapie
17.07.24

En (api)thérapie

Et si l’air des ruches pouvait apaiser les maladies respiratoires? Et si le venin d’abeille devenait une arme contre le cancer du sein? En Roumanie, l’usage thérapeutique des produits de la ruche, qui remonte à l’Antiquité, est une institution. Une discipline qui navigue entre espoirs cliniques et dérives.

Par Victoire Radenne, à Mereni, en Roumanie
Photos: Pauline Gauer pour So good

Avec la hâte d’un enfant, Stefan Stangaciu s’élance au fond de son jardin à Mereni, commune pavillonnaire située à 50 kilomètres de Bucarest, impatient de dévoiler l’objet auquel il doit toute sa carrière: deux ruches autour desquelles des milliers d’abeilles fredonnent en chœur. Tout sourire devant leur spectacle, l’apithérapeute justifie son enthousiasme un poil exagéré en une formule efficace: nous sommes face à la plus vieille pharmacie de l’histoire. Avec un statut équivalent à celui d’un naturopathe en France, Stefan Stangaciu, président de la société roumaine d’apithérapie, explique soulager arthroses, rhumatismes et allergies par ce moyen.
Comprendre: par l’usage thérapeutique des quinze produits de la ruche. Si, en France, notre utilisation se résume à mastiquer des pastilles à la propolis et faire le stock de compléments alimentaires à base de gelée royale pour booster nos défenses immunitaires avant l’hiver, en Roumanie, l’apithérapie est institutionnalisée.

Tout commence en 1974, quand un institut de recherche spécialisé dans l’apithérapie sort de terre et fait reconnaître officiellement l’extrait de propolis comme médicament. Dix ans plus tard, le premier centre médical spécialisé dans ce domaine ouvre ses portes à Bucarest. On y vient pour soigner des maladies chroniques comme l’asthme et l’arthrite, et des cas de sclérose en plaques qui connaissent un certain écho médiatique en France. Aujourd’hui, la Roumanie est l’un des seuls pays au monde à avoir inclus des modules d’apithérapie dans les formations médicales classiques à l’université. Aux abords des sentiers forestiers, à l’entrée des villages ou dans les jardins des particuliers, les ruches sont partout.

Longtemps victime d’un isolement économique sous la dictature communiste de Nicolae Ceaușescu, qui limitait les échanges commerciaux avec l’extérieur, la population roumaine a tardé à accéder au marché du médicament. “L’extrême pauvreté durant l’ère communiste a poussé les citoyens à se tourner vers l’apithérapie, à défaut d’avoir les moyens de s’orienter vers la médecine conventionnelle”, explique Patrice Percie du Sert, ingénieur agronome de formation, fondateur du centre d’apithérapie Le Miel et l’Eau à Agen. Avec un coût de
production souvent supérieur au prix de vente, le marché du médicament est toujours très peu attractif en Roumanie, au point qu’aucun producteur n’est incité à produire des génériques ou des originaux. Sa tisane au citron sucrée au miel de fleurs à la main, Stefan Stangaciu rappelle l’impossibilité constante pour les Roumains, depuis le régime communiste, de se soigner facilement.

En quinze ans, plus de 2 000 médicaments ont disparu, dont 758 remèdes pour des affections graves comme le cancer, selon l’Agence nationale des médicaments (ANMDM). Forte de sa très grande quantité d’apiculteurs – 300 000 contre 80 000 en France – et ses 2,3 millions de ruches, “la Roumanie n’est pas le pays du médicament, mais c’est le grenier à miel de l’Europe de l’Est depuis le temps de l’URSS”, relativise le président de la société roumaine d’apithérapie. De la ville de Cluj-Napoca au village de Sighișoara, les rues comptent toujours un magasin, à la croisée des chemins entre une pharmacie et un commerce de cosmétique, qui vend exclusivement des produits de la ruche.

Thérapie par le venin

Mais que peuvent les abeilles pour nous garder en bonne santé? Historiquement, les premières personnes à faire le lien entre les produits de la ruche et leurs bienfaits thérapeutiques sont les apiculteurs, qui remarquent une diminution de leurs douleurs rhumatismales au niveau des mains après des piqûres à répétition. Le premier à écrire sur le sujet est Philipp Terč, un médecin et apiculteur autrichien qui, à la fin du XIX e  siècle, témoigne de l’efficacité des piqûres de venin d’abeille dans le traitement de ses rhumatismes et ceux de ses patients pendant plusieurs années. En réalité, la reconnaissance des bienfaits de l’apithérapie remonte bien plus loin, à l’Antiquité, notamment en Égypte, où l’un des plus anciens textes médicaux connus, le papyrus égyptien Ebers, vante les bienfaits du miel et de la propolis pour soigner les plaies et les infections ou pour embaumer les corps. L’histoire raconte même que Charlemagne se serait servi des piqûres d’abeilles pour traiter ses crises de goutte.

En France, si l’apithérapie est classée parmi les pratiques de soins non conventionnelles (PSNC) par l’Ordre des médecins, quelques professionnels de santé ont attesté de son efficacité. En 1984, le chirurgien digestif du CHU de Limoges Bernard Descottes et une équipe d’infirmières entreprennent des travaux expérimentaux en appliquant des miels de thym et de lavande pour panser les plaies importantes et les escarres. Sur un échantillon de 3 000 patients, les lésions traitées au miel cicatrisent de 30 à 50 % plus vite que celles soignées par des remèdes allopathiques traditionnels. Dans son sillage, d’autres établissements suivent, comme l’hôpital Georges-Pompidou, à Paris, où des médecins en chirurgie ORL trempent dans le miel les tubes destinés aux trachées des patients, pour éviter les infections chez les personnes cancéreuses immunodéprimées.

C’est la thérapie par le venin d’abeille qui intéresse de plus en plus la recherche médicale, notamment les propriétés anticancéreuses du poison en question.

Malgré l’absence d’études scientifiques sur l’homme, c’est la thérapie par le venin d’abeille qui intéresse de plus en plus la recherche médicale, notamment les propriétés anticancéreuses du poison en question. En Chine et au Japon, des cliniques et hôpitaux possèdent leurs propres ruches et administrent des piqûres de venin à leurs patients. Aux États-Unis, ce sont plus de 400 médecins et thérapeutes qui adhèrent à la Société américaine d’apithérapie et utilisent, entre autres, le venin d’abeille à des fins thérapeutiques. En 2020, une équipe de chercheurs australiens de l’Institut de recherche médicale Harry Perkins a découvert que l’un des composants du venin pouvait attaquer les cellules du cancer du sein le plus agressif (le triple négatif, qui touche 15 % des femmes selon l’Institut Pasteur).

En attendant des essais sur l’homme qui devraient être effectués d’ici 2025, des résultats encourageants sur les souris ont été publiés dans la revue Nature Precision Oncology en septembre 2021. En tombant sur cet épais dossier, Juliette Aillaud, doctorante en pharmacie et apicultrice passionnée, décide d’y consacrer une thèse en 2022. Elle découvre alors que le composant majeur du venin d’abeille, la mélittine, une petite protéine, serait capable d’interférer avec la genèse des tumeurs. “Les études internationales abondent depuis 20 ans, mais la France ne s’intéresse que très peu aux avancées cliniques de l’apithérapie”, regrette-t-elle, persuadée que le venin d’abeille pourrait venir souffler un vent d’espoir sur la recherche en cancérologie.

Mais la prudence semble devoir être de rigueur concernant les publics recevant du venin d’abeille. “Entre 2 et 5 % de la population y seraient allergiques. Cela peut se traduire par des difficultés respiratoires graves, des œdèmes du poumon, des chocs anaphylactiques…”, prévient Claire Siret, présidente de la section Santé publique du Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM). Reste un autre problème: la récolte du venin, très utilisé en cosmétologie pour fabriquer des produits antirides, qui nécessite un procédé d’extraction barbare. “Pour avoir suffisamment de venin, soit on tue toutes les abeilles, soit on en stresse un maximum avec un fil électrique à l’entrée des ruches”, alerte Sophie Encev, microbiologiste de formation et apicultrice.

Exercice illégal de la médecine

Quand il ne propose pas à ses patients la centaine de produits de la ruche qui s’entassent dans sa grande boîte à pharmacie, l’apithérapeute roumain polyglotte Stefan Stangaciu enchaîne les conférences pour vanter les miracles de l’apithérapie aux quatre coins du monde. Il est plus mystérieux quand il s’agit d’indiquer le prix de ses consultations. “C’est la caricature du communicant en apithérapie payé 700 euros la prise de parole qui assure qu’on peut tout soigner avec le miel, dont l’infertilité!”, assène un expert apicole souhaitant rester anonyme. L’apithérapie n’échappe pas aux dérives et à ses gourous.

Dans l’Hexagone, certains dérapages ont fait tache. En 2011, l’apiculteur Bernard Nicollet a été condamné par le tribunal de Roanne à six mois de prison avec sursis pour exercice illégal de la médecine après avoir prétendu soigner la sclérose en plaques, le sida ou les maladies de Parkinson et d’Alzheimer grâce au venin d’abeille. Une affaire relatée dans Le Progrès, sous le titre digne des plus beaux de la PQR: “Le faux médecin piquait ses patients avec des abeilles.” Aujourd’hui encore, s’affichant sur certains sites en substitut aux traitements pour soigner les maladies de Lyme ou de Parkinson, l’apithérapie est régulièrement surveillée par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Sur LinkedIn, des comptes de formateurs en apithérapie abondent, sans nécessairement attester de connaissances solides en la matière. “En France, l’apithérapie n’est pas validée scientifiquement. Si, quand bien même, nous voulions la mettre en place, il manquerait des abeilles”, affirme Claire Siret. Il faut dire que la santé financière du secteur apicole a de quoi aiguiser l’appétit. Estimé à plusieurs centaines de millions d’euros par an, le marché des produits de la ruche se partage entre une dizaine d’entreprises spécialisées dans la vente de produits de la ruche brut, le bien-être et les cosmétiques (Pollenergie, Mellidor, Secrets de Miel, Trésors de la Ruche, Les Ruchers Parinet…) Certaines entreprises agrandissent le spectre de l’offre, comme Ballot Flurin, qui propose du yoga aux abeilles, consistant à dormir sur une planche posée à même la ruche… pour 1 000 euros. « Méditations guidées près des ruches, yoga des abeilles… Les entreprises qui proposent ce genre de services ne pensent qu’à surfer sur la tendance de l’apithérapie pour faire du profit », regrette Sophie Encev, qui plaide pour une reconnaissance thérapeutique du dernier procédé phare en date: la respiration sur ruche.

Déjà répandu en Allemagne et en Ukraine, le concept est simple: il suffit de respirer le couvain – l’ensemble des nymphes, des larves et des œufs – d’une ou plusieurs ruches pour augmenter ses capacités respiratoires, atténuer son asthme ou simplement ressentir du bien-être pour quelques minutes. Dans la ruche, les abeilles communiquent principalement à travers un langage chimique, qui se manifeste par la libération constante de molécules volatiles. Pendant la phase de reproduction, lorsque la reine pond, une molécule en particulier est abondamment sécrétée: le palmitate de méthyle, qu’on trouve dans la Ventoline, ayant un pouvoir anti-inflammatoire égal aux médicaments comme la cortisone ou ses dérivés.

Dans son cabinet peint aux tons orangés, où les bougies en cire d’abeille s’entassent et baignent dans la lumière chaude du printemps roumain, Stefan Stangaciu tient à faire la démonstration en direct. Il sort la machine et inhale à pleins poumons. “Les abeilles développent des stratégies collectives qui doivent nous inspirer, nous les humains, en matière de prévention et de bonne santé”, affirme le naturopathe, ruches dans les yeux. En France, le procédé fait son chemin. “J’ai vu des asthmatiques réaliser une cure d’air des ruches au printemps et qui sont quasiment en rémission toute l’année”, assure Sophie Encev, qui en a fait elle-même l’expérience. Pour les migraineux chroniques, le procédé fonctionnerait aussi. “La France a une confiance inconditionnelle en la médecine conventionnelle. Il existe pourtant des moyens alternatifs à explorer pour soulager les maladies chroniques. À condition de les reconnaître, pour les encadrer”, conclut Sophie Encev.

Tous propos recueillis par VR.