D’un côté Elvire Duvelle-Charles, journaliste et activiste féministe, de l’autre Anissa Maille, créatrice de contenus sur les réseaux et militante pour les droits des personnes LGBTQIA + et des enfants. Au programme de cette rencontre ? Échanges passionnés sur le langage des jeunes, l’addiction aux réseaux et le cinéma pour sauver le monde. Rencontre.
Comment militer sur les réseaux sociaux? Quel rapport entretenir avec eux dans cette configuration? Le cinéma engagé sauvera-t-il le monde? À l’occasion du festival Atmosphère, qui entend rendre accessible le 7e art à toustes, nous avons réuni Elvire Duvelle-Charles et Anissa Maille. La première est journaliste, activiste féministe et autrice d’un essai, “Féminisme et réseaux sociaux, Une histoire d’amour et de haine”, publié en février 2022. Elvire Duvelle-Charles a également réalisé le documentaire “Clit Revolution” avec Sarah Constantin, projet d’abord lancé sur Instagram. Anissa Maille est, quant à elle, activiste et créatrice de contenus sur Instagram et Tik Tok. Son but? Sensibiliser et éduquer les jeunes grâce à ses plateformes. En 2022, elle lance le mouvement Me Too animation et crée l’association, Young and Safe, qui lutte contre les violences sur enfants et adolescent.e.s.
Sur les réseaux, vous touchez les adolescent.e.s et les jeunes adultes. Pourquoi est-ce un public cible pour vous?
Elvire Duvelle-Charles : J’ai un public un peu plus vieux que le public d’Anissa, qui sont elles et eux plutôt des jeunes adultes. Les ados représentaient un public cible au tout début de “Clit Revolution” (compte Instagram d’éducation sexuelle puis série documentaire, ndlr). Car nous voulions montrer le lien entre l’intime et le politique, d’où cette volonté de s’adresser en priorité aux adolescent.e.s et jeunes adultes. Puisqu’on parlait d’éducation sexuelle, l’idée c’était d’aller trouver un autre public que celui typiquement féministe, avec un angle un peu plus pop.
Anissa Maille : Pour moi, avoir un public jeune n’a pas été un choix. Ça s’est fait naturellement en fonction des sujets que j’abordais et également, de la plateforme sur laquelle j’étais, puisque je faisais des vidéos sur TikTok. Je dois être à 30% de 13-17 ans et un bon 60% de 18-30 ans. Je ne sais pas si j’ai choisi cette communauté-là, mais en tout cas je choisis mes sujets. Des sujets qui concernent tout le monde : féminisme, éducation à la vie affective et sexuelle, droits des personnes LGBTQIA+, violences faites aux enfants…Or, les personnes qui ont l’air d’avoir le plus besoin de ce type de contenus maintenant, ce sont les jeunes. Les lycéen.ne.s, les collégien.ne.s ont énormément de questions et de mon côté, je pense avoir quelques réponses à leur apporter.
Comment y parvenez-vous?
E.D.-C. : Avec les codes propres à nos générations. Quand le compte Instagram Clit Revolution a commencé, c’était la mode des stories filmées face cam et on a suivi ça. On a débuté en tant que personne et pas en tant que journaliste ou travailleuse dans le milieu associatif. D’un côté, on reprenait un peu les codes de l’influence avec les selfies, le partage de nos vies ; de l’autre, on les cassait en se montrant sans maquillage et en parlant de sujets supposés être tabous. Sarah, dans le premier épisode de “Clit Revolution”, dit : “J’ai toujours trouvé ma chatte plutôt moche. Pourquoi je trouve ma chatte moche?” Se montrer tel qu’on est et, en même temps, aborder des sujets féministes, ça permet de mieux s’identifier. Moi, par exemple, quand je suis rentrée dans Femen en 2012, je ne connaissais pas le mot “patriarcat”. On pouvait me parler de patriarcat autant qu’on voulait, je ne comprenais pas ce mot… Donc, je ne pouvais pas m’identifier.
A.M. : J’alterne entre termes militants et langage de tous les jours, car le choix des mots est important si l’on veut faire passer un message et aussi un discours – comment disent les adultes… assez “djjeuns” (rires). Il faut avoir un vocabulaire qui les touche et auquel ils et elles peuvent s’identifier. Parce que c’est vite barbant de parler de féminisme, de violences. Le but, c’est vraiment d’avoir un discours à la fois militant et bienveillant… Sans trop de parti pris. Employer des mots qu’ils et elles utilisent tous les jours au lycée, leur permet de se dire : « C’est pas juste une politique ou une militante qui me parle ». Avoir cette posture-là me plaît car on peut s’identifier à moi comme à une grande sœur. Je l’ai vu avec le Me too animation. À partir du moment où moi, une influenceuse, une personne en qui ils ont confiance, aborde ces sujets-là, ils se disent: “On peut aller se confier, on peut lui parler librement”. En tout cas, ils me passionnent, ils ont tellement de choses à dire, tellement à raconter.
E.D.-C. : Et j’ai l’impression aussi que mélanger les contenus, c’est-à-dire parler de féminisme, de consentement, mais aussi de lifestyle, c’est ce qui fonctionne. Les gens vont peut-être te suivre pour autre chose, par exemple, pour des stories de bricolage rigolotes mais en fait, entre deux vidéos, tu parles de consentement.
A.M. : Vous pensez que vous nous suivez pour le lifestyle et bah non bam, patriarcat (rires)!
Quels sont vos rapports aux réseaux sociaux? Avez-vous des limites?
E.D.-C. : Achetez mon livre (rires)! Le rapport entre militantisme et réseaux sociaux est toujours complexe. Les réseaux sont des outils formidables de démocratisation et de propagation. Ils permettent de faire entendre des voix que l’on n’entend pas forcément. Ils sont quasiment gratuits aussi, à la disposition de toustes. On peut très vite y échanger, s’organiser, appeler à manifester ou à boycotter.
Et en même temps, ils ont des travers…
Complètement, on le voit dans le film “Girl Gang” notamment. Il y a un impact indéniable sur la santé mentale : au niveau de l’addiction aux réseaux sociaux, mais également à cause des algorithmes, demandant de produire toujours plus. C’est une spirale infernale ! Soit on produit moins et on est moins visibles – et donc il n’y a plus trop d’intérêt à être sur les réseaux sociaux – , soit on doit continuer à produire toujours plus. Mais, à l’instar des problèmes auxquels fait face la presse indépendante, une grosse production rend le contenu moins qualitatif…
A.M. : Pour ma part, le rapport est un peu différent. Les réseaux ont une place plus importante dans ma vie. J’ai une grosse communauté : un peu plus d’un million de followers (sur Tik Tok, ndlr.). Donc, ce n’est pas évident. Et puis, c’est mon métier. Je fais ça pour vivre et parce que les sujets que j’aborde me passionnent. Je rejoins néanmoins l’avis Elvire : il faut toujours produire davantage et c’est compliqué. En plus, c’est mon visage que l’on attend. Ce sont mes prises de parole qui portent, pas les vidéos que je prends en vacances. Si je poste des photos de moi, jolie à la plage, personne ne me regarde, personne ne m’écoute. Ce n’est que quand je prends la parole sur tel ou tel sujet que ça intéresse.
Cela vous effraie-t-il d’une certaine manière ?
T’as toujours peur de tomber dans l’oubli, que l’algorithme ne te mette plus en avant. Il y a aussi le cyberharcèlement. Être exposé.e, ça peut être très, très, très violent. Je suis ciblée tout le temps par des critiques infernales sur mon physique, ma manière de penser, sur… tout en fait ! Il y a aussi une pression, une charge mentale. À partir du moment où tu t’engages sur un sujet, tu deviens LA représentante de plein de sujets. Dès que je ne prends pas la parole, c’est comme si j’avais fait quelque chose d’hyper grave. Mais je ne suis pas un robot, je ne peux pas toujours créer du contenu. Je mets du temps à écrire les scénarios pour une vidéo. Je ne le sors pas de nulle part. C’est du contenu qui est réfléchi et qui est légitime dans le sens où j’ai des sources. Et puis oui, il y a une addiction, t’es connecté.e vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’est très compliqué.
E.D.-C. : C’est un travail avec une source de revenus donc difficile, dans la mesure où l’algorithme ne te donne pas de vacances. Tu ne peux pas te dire : “Allez pendant un mois je suis en vacances, c’est l’été, je ne poste rien”. Les messages, tu les reçois tout le temps.
A.M. : Les marques m’écrivent à 22 heures. Et même à 19 heures, c’est pas ok. Moi je continue de travailler tard pour produire mes vidéos, faire des stories, parler d’un sujet. C’est mon travail personnel. Mais les partenariats avec les marques, ça doit s’arrêter à 19 heures maximum. On ne peut pas être tout le temps actif.ve.s.
E.D.-C. : T’as pas vraiment de frontière entre ta vie privée et ta vie professionnelle. Tout ce qui se passe dans ta vie privée peut faire l’objet de story… C’est assez difficile à gérer.
On est, ici, à un festival qui donne une grande place au cinéma. Et justement, Elvire, tu as lancé ton ciné club féministe, “Tonnerre”. Pour quelle raison ?
E.D.-C. : La culture est primordiale dans le changement de société. On est imprégné.e d’une culture du viol qui a eu des impacts sur nos manières de séduire. Donc changer de culture et nous montrer d’autres modèles comme une culture du consentement, aura forcément des conséquences sur nos manières de percevoir le monde et d’agir. “Tonnerre”, c’est un ciné club qui a lieu chaque mois au Majestic Bastille et qui est repris dans quelques villes de banlieue, à Ivry et Bagnolet notamment, mais aussi ailleurs en France.
Vous diffusez quel type de films ?
Ceux qui sont écrits et réalisés par des femmes. Ensuite, il y a une discussion avec la réalisatrice et une experte, pour apporter un éclairage féministe sur les thématiques soulevées par le film. Pour moi c’est un outil assez incroyable. Et je parle de cinéma, mais en fait ça marche aussi avec les séries, les chansons. Et le cinéma ou tout autre forme d’art, c’est aussi capter un public. Il y a des personnes qui lisent Mona Chollet et d’autres qui préfèrent aller voir un film. C’est une bonne porte d’entrée pour discuter et puis, c’est sûr que le cinéma sauvera le monde. Enfin… Si on arrive à sauver le cinéma (rires)!